Chapitre 9

1K 45 5
                                    

Jordan est interrompu par l'arrivée du serveur, qui pose deux tasses de café fumantes sur la table devant laquelle les deux hommes se font face.
Gabriel n'a pas pipé mot depuis le début du récit. Il pourrait mourir de honte, conscient de surcroît que le pire n'est pas encore arrivé. Il ne pensait pas être allé aussi loin hier soir. À chaque phrase prononcée par son adversaire, il s'enfonce un peu plus dans sa chaise. Ce n'était pas lui. Le Gabriel qu'il est n'aurait pas agi comme il a agi. Son âme a dû quitter son corps, il ne sait pas, mais ce n'était pas lui cette nuit-là.
Jordan porte sa tasse à ses lèvres, souffle la fumée qui s'élève devant ses yeux, les yeux rivés sur le liquide noir qu'il effleure à peine, encore brûlant. Il repose sa tasse, reporte son regard sur Gabriel, qui redoute la suite des événements. Il repense aux derniers mots de Jordan. L'arrivée sur le pont. La parcelle de sable le long de la berge. Il y a aussi son costume trempé, découvert ce matin. Dites moi que je n'ai pas fait ça...
Au fond de lui, Gabriel sait. Il n'a pas plu, il en est certain. La baignade dans les eaux du Rhin, au milieu de la nuit et devant son plus grand adversaire politique — celui devant lequel il ne doit pas broncher, ne révéler aucune faille, aucune faiblesse, au risque d'être battu l'année prochaine — c'est la seule option qu'il reste. Il prie pour avoir tort, mais au fond, Gabriel sait déjà. Il s'est baigné bourré devant Jordan Bardella. L'admettre lui blesse douloureusement l'égo, le tord dans les deux sens. Et comme si ce n'était pas assez humiliant, Jordan s'apprête à lui raconter la scène.
   — Je disais donc... reprend-il, s'adossant à sa chaise, les bras maintenant croisés, le regard cherchant à se rattracher à celui de Gabriel.

*FLASHBACK*

   — Monsieur Attal, non, s'il vous plaît. Tout, mais pas ça.
Gabriel, excitée par l'idée de braver l'interdit, est en train de retirer ses chaussures.
   — Quelqu'un va vous voir !
Jordan chuchote, essaye de retenir l'attention de Gabriel, jette sans cesse des coups d'œil autour d'eux, surveillant le haut des escaliers qu'ils viennent d'emprunter. Il est terrifié à l'idée d'être surpris ou d'être reconnu.
   — Il n'y a personne, lâchez la pression, allez Jordan.
Lâcher la pression ? Est-ce qu'il a vraiment dit "lâchez la pression" ? Putain, ce n'est pas comme si on risquait de perdre notre carrière à tout moment à cause de tes conneries. Jordan se retient de proférer les mots qui bouillonnent dans son esprit. Gabriel est en train de le pousser à bout, et il ignore pourquoi est-ce qu'il est toujours là à le suivre depuis le début. Il n'est pas responsable de lui, après tout. Pourquoi est-ce qu'il devrait risquer son poste, tout ce qu'il a peiné à bâtir — les disputes, les sacrifices, les débats, les insultes — pour quelqu'un qui refuse son aide ? Qui s'obstine à faire n'importe quoi ? Jordan commence à réaliser. Il ne l'apprécie même pas, ce type. Et l'alcool, il en a assez vu les dégâts. Pourquoi est-ce qu'il fait ça ? Gabriel veut se baigner ? Très bien. Qu'il se baigne. Sans lui. Il a essayé de l'aider, ça n'a pas marché. Jordan doit se sauver lui-même avant qu'il soit trop tard. Cette baignade risque d'être la goutte de trop.
   — Vous risquez beaucoup Monsieur Attal, le prévient-il une dernière fois, sachant pertinemment que sa remarque ne servirait à rien.
En effet, ce dernier a déjà l'eau jusqu'aux genoux, s'éloigne lentement de la berge, tournant le dos à son camarade. Il n'a pas même pas pris la peine de se déshabiller. À quoi bon avoir retiré ses chaussures.
Tandis que Jordan remonte les premières marches, il entend un plouf qui le fait vivement se retourner. Gabriel flotte à présent sur le dos, les yeux rivés vers le ciel.
   — Venez, crie-t-il, l'eau est trop bonne.
Jordan lâche un rire sarcastique. C'est hors de question. Il va rentrer dormir maintenant, ce qu'il aurait dû faire depuis le début, Gabriel n'est plus son problème, n'aurait jamais dû l'être. Il n'a pas que ça à faire. D'abord l'aller retour jusqu'à l'hôtel pour lui trouver un taxi pour qu'au final il décide de rentrer à pied, et maintenant ça ? Non, c'est trop.
Arrivé au sommet, il lui jette un dernier regard. Gabriel n'a pas bougé. Il semble observer les étoiles, pour le peu qu'on en voit, ces grandes villes éclairées n'étant pas le meilleur endroit pour s'adonner à cette activité. Elles sont quasiment invisibles, d'un blanc pâle sur un noir trop clair. Quel idiot... Des remords se risquent quelques secondes dans l'esprit de Jordan. Et s'il se noyait........ Jordan secoue la tête. Non, c'est ridicule. Il a l'air de très bien s'en sortir. Pas son problème.
Au même moment, Jordan repère surgissant de l'horizon un canot pneumatique, arrivant dans leur direction. Il sent soudainement son coeur s'accélérer. Ils vont le voir. Pendant quelques demi-secondes, Jordan reste figé sur place, terrorisé, incapable de faire un mouvement, de prendre une décision. Ils vont le voir, ils vont voir Gabriel, le reconnaître. Ils vont le voir lui aussi, le reconnaître lui aussi. Il doit décamper. Non, attends. Sauver sa carrière et le regretter toute sa vie ? Le regretter, non, pourquoi est-ce qu'il regretterait, ce n'est pas de sa faute, ce n'est pas lui qui a décidé de se baigner. Oui mais Gabriel a bu, il ne se rend pas compte, le mérite t-il vraiment ? Toute la pression qu'il doit subir, ça doit jouer. D'accord mais à ce point là ? Est-ce une raison pour rejeter toute aide extérieure ? Putain. Ses idées fusent dans tous les sens, s'embrouillent, s'entrechoquent. Sa vie pourrait basculer d'un moment à l'autre, quelque soit sa décision. Ce sont de précieuses secondes qu'il perd. Le canot se rapproche.
C'est le son de son vrombissement arrivant jusqu'aux oreilles de Jordan qui fait enfin réagir ce dernier. Il se précipite à nouveau sur les escaliers, descend les marches deux par deux.
   — GABRIEL !
   Jordan chuchote du plus fort qu'il peut. Gabriel ne l'entend pas. Il est trop loin du bord. Sans réfléchir, Jordan retire à son tour des chaussures, qu'il abandonne sur le sable, tiède sous ses pieds, presque agréable. Un frisson lui remonte le long du corps. Il tente de déboutonner sa chemise, n'y arrive pas. Ses mains tremblent. Le canot se rapproche encore, le vrombissement se fait plus fort.
   — Fait chier !
Jordan saute habillé dans l'eau. Elle est glacée. Il sent ses muscles se raidir. Il trouve pourtant la force de nager en crawl jusqu'à Gabriel, qui, à la vue de son compagnon, se redresse. De l'incompréhension mêlée à de la panique se lit sur son visage.
   — Qu'est-ce qui se passe ?
Jordan arrive au niveau de Gabriel. Le canot n'est plus qu'à quelques dizaines de mètres. À la vitesse à laquelle il va, il est trop tard pour faire marche arrière.
   — Quelqu'un arrive. Prends ta respiration.
Gabriel ne saisit pas l'information à temps. Ils n'ont plus le temps. Jordan doit agir. Il plonge la tête sous l'eau, tirant Gabriel avec lui.
Le silence les envahit d'un coup. Envahit leurs corps, leurs esprit. Reste seulement le battement de leurs deux coeurs affolés, qui tapent contre leur poitrine. Les secondes se rallongent. Jordan plante son regard dans celui de Gabriel. Ses traits, ses yeux, sont flous, comme blottis dans la brume. Il s'est agrippé fermement à Jordan, comme si sa vie en dépendait. L'un l'autre se retiennent sous la surface de l'eau, se protègent. Le vrombissement leur arrive en un écho lointain, puis redisparaît progressivement, aspiré par les ténèbres. Encore quelques secondes. Quelques secondes pendant lesquelles leur rythme cardiaque respectif s'apaise. Chacun observe le visage de l'autre, observe ce que l'eau veut bien laisser paraître. Une manière à eux de se rassurer. Ce sont-ils déjà vraiment regardé ?
L'air commence à manquer. Ils réapparaissent simultanément à la surface, brisant la bulle qu'ils s'étaient tous les deux créé, puis rejoignent la rive sans un mot. Ils n'y a rien à dire. Chacun évite à présent le regard de l'autre. L'un accuse la colère, l'autre s'en veut terriblement. Le silence contemplatif s'est transformé en un silence pesant, lourd sur leurs épaules. Le canot a disparu. Il est temps de remettre ses chaussures, et de rentrer. Jordan marche devant, Gabriel suit comme il peut, grelottant. Leurs vêtements gouttent sur les pavés, on pourrait les suivre à la trace. Jordan n'a pas encore parlé. Il avance, sans un regard derrière lui. Il exploserait s'il parlait. Il préfère se taire. Il ressasse ce qu'il vient de vivre. Le visage de Gabriel sous l'eau. Ses yeux, d'un brun clair, apeurés, suppliants. Son cœur se serre. Il lui en veut.

   — Merci... Jordan.
   — De rien.
C'est sec, froid, mais il a envie d'en finir. De rentrer à sa chambre d'hôtel, de quitter ces vêtements qui lui collent à la peau, de se coucher dans son lit. Il regrette amèrement cette sortie dans le centre-ville de Strasbourg. Il aurait dû prendre sur lui et écouter le blabla aussi chiant soit t-il de Marine. Il est exténué. Le coup de panique de tout à l'heure l'a achevé comme un coup de massue.
Il voit Gabriel s'éloigner. Ses chaussures font couic couic sur le carrelage de l'hôtel. Il appuie sur le bouton de l'ascenseur. Jordan le regarde disparaître. Sans raison apparente, il sent son coeur se serrer plus douloureusement. C'est fini pour ce soir.

*FIN DU FLASHBACK*

La raison du plus fort (Bardella x Attal)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant