Chapitre 21

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- Charlotte -

L'appréhension et l'excitation habitaient Charlotte depuis le coup de fil de Lucas, la veille. Elle se retrouva le samedi matin prête à l'accueillir, sirotant un café sur le perron, emmitouflée dans une couverture chaude. Ce n'était même pas la peine de faire semblant de lire. Un mélange d'impatience et d'inquiétude l'empêchait de se concentrer sur la moindre ligne. Il lui avait promis d'apporter le petit déjeuner. En moto. Lucas chevauchant sa cylindrée était devenu son fantasme. Elle avait hâte de grimper à l'arrière, enserrer sa taille et se coller contre son dos et ses jambes solides.

Son téléphone vibra, la tirant de sa rêverie.

Diane: Je suis toujours fâchée, mais c'est parce que je t'aime, sale tête de mule. Une source anonyme m'a dit que Lucas venait te voir ce matin. Laissez-vous une chance.

Émue aux larmes, Charlotte s'empressa de lui répondre, touchée par le geste de son amie de rester à ses côtés, malgré leur dispute.

Charlotte: Merci, ma belle. Tu embrasseras ta source pour moi, en tout bien tout honneur, bien sûr. Rassure-toi j'aime Lucas.

Elle souffla en jetant le téléphone sur le guéridon. "Je ne veux pas lui imposer la maladie" avait-elle manqué d'écrire. Mais personne ne savait qu'elle avait eu une biopsie. Elle s'était mise elle-même dans cette situation. C'étaient ses actes et ses décisions qui l'avaient amené là. Comment se sortir de ce syndrome de l'autosabotage ? Elle s'était gentiment moquée de son amie, dont ce fut le mode de fonctionnement pendant des années. Au lieu de cela, elle aurait dû balayer devant sa porte. L'apaisement que sa relation retrouvée avec sa mère lui avait fait comprendre qu'elle avait laissé quelques personnes toxiques - pour ne pas dire son père et Tom - prendre le pas sur le reste. Les paroles de Diane lui revinrent à l'esprit. Charlotte leur avait donné plus de pouvoir sur sa vie, au détriment de ceux qui souhaitaient son bonheur. Bon sang, elle-même voulait être heureuse ! Elle se redressa, forte de cette résolution. "Je ne serai plus ma propre ennemie" se jura-t-elle. Ces mots, qu'elle avait entendu tant de fois de ses proches, résonnèrent différemment quand Charlotte les exprima. Elle reprit sa tasse et avala une gorgée du breuvage. Elle attendait Lucas avec seulement de l'impatience dorénavant.

*****

Charlotte entendit la moto avant de la voir arriver dans sa rue. Son visage s'étira d'un large sourire puis elle se leva pour le rejoindre quand son mouvement fut stoppé par une violente douleur qui perça son abdomen et lui coupa le souffle. Elle se retint de justesse à la rambarde du perron.
Pitié, pas maintenant.
Elle respira par petites inspirations pour se redresser et se força à descendre quelques marches, en appui sur le garde-corps. Lucas avait eut le temps de se garer sans qu'il remarque la démarche fragile de la jeune femme. Ses retrouvailles était ternie par la sensation que ses entrailles se tordaient. Peut-être que son attitude raide serait imputée à une certaine réserve, alors qu'elle n'avait qu'une envie, se jeter à son cou tandis qu'il ôtait son casque. À la place elle plongea ses mains dans les poches de son jean et se balança d'une jambe à l'autre.

— La barbe te va bien, se contenta-t-elle de déclarer en guise de bonjour.

"Belle entrée en matière, bravo" se singea-t-elle en se mordant la joue.
Si Lucas fut surpris, il ne laissa rien paraître. Il passa sa main gantée sur son menton, faisant crisser sa pilosité sous le cuir.

— Merci. Je me suis relâché ces derniers temps.. Et puis, je me suis dit que je pouvais tenter un nouveau look, alors je l'ai juste taillé.

Charlotte ne pouvait détacher les yeux de l'homme qui était devant elle. Sa belle voix la fit frissonner. C'était le Lucas qu'elle connaissait et dont elle était tombée amoureuse, à la fois un peu différent. Pas physiquement. C'était son regard. La détresse qui le hantait la dernière fois qu'ils s'étaient vus avait disparu. Ses iris noisette étaient toujours aussi hypnotiques mais une lueur déterminée avait fait place. Cela le rendait magnétique. Ils restèrent à se dévisager en silence, dans la fraîcheur matinale. À noter les changements chez l'autre depuis les trois semaines de séparation. Charlotte se demanda si ce qu'il voyait lui plaisait. Elle avait essayé de camoufler ses cernes sous un léger maquillage mais les tourments ne pouvaient se cacher sous un fond de teint.

— On entre ? proposa Lucas d'une voix douce. Il fait frais et tu n'es pas habillée assez chaudement.

Toujours aussi prévenant. Charlotte traîna pour le guider jusqu'à l'intérieur. Sa démarche était à peine saccadé et, dieu merci, les spasmes s'étaient calmés. Elle lui servit une tasse de café pendant qu'il se mettait à l'aise. Il lui tendit un sachet de croissants encore tièdes. C'était une gentille attention et même temps elle n'était pas si surprise. Ainsi était Lucas, prêt à faire un détour en ce samedi matin pour lui apporter des viennoiseries françaises. Car il se souvenait qu'elle adorait ça et qu'il aimait la rendre heureuse. Toutefois, ils agissaient gauchement l'un envers l'autre. La gêne de tous ces non-dits persistait et les empêchait de se retrouver comme ils le voulaient.

Charlotte lui indiqua un siège de la main et prit le sachet mais Lucas ne lâcha pas l'emballage.
— Charlotte, j'ai envie de t'embrasser, implora-t-il d'une voix rauque.

L'entendre quémander un baiser la mettait au supplice et illustrait le gouffre qui les séparait encore. Il suggérait si elle désirait réparer leur relation. C'était le moment de voir si elle comptait demeurer sa propre ennemie. Les mots bloqués dans sa gorge, elle se contenta de hocher la tête, le regard humide. Il n'en fallait pas plus pour Lucas de reprendre son souffle, qu'il avait suspendu le temps que Charlotte se décide. Lucas posa le sachet et glissa la paume de sa main le long de sa joue, lentement jusqu'à son cou pour finir dans ses cheveux. Elle ferma les yeux de plaisir sous la caresse sensuelle et frémit quand il massa sa nuque avec son pouce.

— Regarde-moi, ma puce.

Son surnom l'avait manqué. Tout comme son toucher, sa voix, sa chaleur et son odeur. Elle lui obéit. Il s'était rapproché, son souffle sur ses lèvres, suspendu à une parole de sa part. Ses yeux avaient viré au vert, signe de son émotion. Charlotte se dressa sur la pointe des pieds pour capturer sa bouche. Lucas grogna de plaisir sous l'assaut de la jeune femme avant de l'enfermer dans ses bras, comme si elle songeait à s'en échapper. Dans le confort de sa chaleur, Charlotte le taquina avec sa langue pour conquérir la sienne. La douceur et le velouté de ses lèvres la chavirèrent. Elle était de nouveau chez elle, au creux de son étreinte. À regret, ils mirent fin à ce moment intense mais Lucas ne résista pas à l'envie de laisser traîner ses lèvres encore un instant sur ses joues, son nez, ses paupières et de s'installer dans son cou, qu'il butina. Ce baiser passionné avait permis à Charlotte d'apaiser ses angoisses à propos de leurs retrouvailles et de renouer une intimité avec l'homme qu'elle aimait et qu'elle avait peur de perdre. Elle n'était pas prête à parler mais le contact physique les avait rapprochés. Ils se réapprivoisaient en délicatesse après cette courte, mais douloureuse séparation.

— Tu m'as terriblement manqué. La douceur de tes cheveux, ton odeur, ta voix.

Les mots de Lucas, étouffés dans la crinière de Charlotte, avaient une drôle d'intonation. Charlotte gloussa et Lucas la chatouilla en guise de tendres représailles mais dans son geste, il frôla son flanc fraîchement opéré et sensible, la faisant sursauter.

— Mais qu'est-ce que ?

Lucas s'empara d'autorité du pull de Charlotte pour le soulever de quelques centimètres et révéler un carré de peau couvert d'un pansement. La panique saisit la jeune femme. Devait-elle tout dévoiler maintenant. Décharger une partie du fardeau qu'elle portait ? Sa propre réaction lors de la mini crise à l'extérieur lui hurlait qu'elle n'était pas prête. Le regard angoissé de Lucas la déchirait.

— Ce n'est rien, un petit accident au labo, quelqu'un avait mal ramassé les débris d'une éprouvette cassée sur une paillasse. Je me suis penchée pour attraper une pipette et je me suis éraflée, improvisa-t-elle.

" Espèce de trouillarde ". Elle pouvait presque entendre grogner Diane. Oui, elle était la pire des peureuses mais elle avait besoin d'un break, d'une bulle de sérénité et de la force de Lucas, ne serait-ce que le temps d'une ballade à moto. Lucas lui lança un regard sceptique, mais n'insista pas. L'interlude sensuel était rompu. À la place, ils s'attablèrent et entamèrent leur petit déjeuner. D'un accord tacite, leur discussion resta superficielle et légère. Elle lui parla du congrès, de la belle ville de Barcelone et lui montra des clichés qu'elle avait pris de la cité. Il la questionna, curieux de ce qu'elle avait pu voir, manger et vivre. Lucas confia ses déboires sur le projet Davenport. Le sujet Kristen resta de côté, ils le gardaient pour plus tard. Pour la "vraie" conversation. Malgré la distance de leur discussion, Lucas était très tactile. Il avait rapproché son siège du sien et ne manquait pas une occasion de la toucher, souvent simplement laisser traîner sa main sur son bras ou sa jambe. Il n'y avait plus eu de baiser, seulement des effleurements et des regards brûlants.

Lucas se leva et lui tendit la main que Charlotte prit sans se poser de question.
— Je t'avais promis une balade à moto, viens.

*****

Comme pour leur première sortie, Lucas avait amené un second casque et l'équipa d'une veste plus chaude et épaisse. Grisée par la vitesse et la présence de Lucas, Charlotte ne bouda pas son plaisir. Elle était protégée du vent et de la fraîcheur derrière ses épaules carrées. Elle se sentait à l'abri. En sécurité. Devant l'impossibilité de communiquer, les gestes avaient remplacé les mots. Elle serrait sa taille pour attirer son attention sur le paysage. Il passait sa main sur sa cuisse en signe d'accord. Lucas l'emmenait vers Point Reyes, à une quarantaine de kilomètres de San Francisco et promettait une vue bien différente. Le cap présentait un paysage plus escarpé et sauvage avec ses hautes falaises et la forte houle qui propulsait des vagues contre ses flancs.
Ils s'arrêtèrent au bord de la route, à l'abord d'une plage discrète. L'endroit était désert, boudé par les touristes en cette saison. Charlotte s'enfonçait dans le sable, d'ordinaire blanc. Quelques gouttelettes d'écume venaient lécher son visage. L'iode et l'air frais emplirent ses poumons et elle prit un moment pour savourer cet instant de sérénité. Tant pis pour le vent qui malmenait ses cheveux. Elle sourit face à l'étendue bleue et se tourna vers Lucas qui la dévisageait.

— Ton premier vrai sourire depuis ce matin, ma belle Charlie. Viens, il y a un coin où nous serons à l'abri du vent.

Lucas lui indiqua un rocher plat pour s'asseoir. En effet, le vent se fit moins fort dans ce recoin mais elle pouvait toujours profiter de la vue et entendre la mer rencontrer les reliefs de calcaire dans un roulement sourd et hypnotique. Ils se laissèrent bercer mais ce rythme un moment avant que Lucas ne vienne s'installer derrière elle, disposant ses jambes autour d'elle. Il posa le menton sur son épaule et déclara:

— Tu te rappelles cet après-midi au Fort Mason ? Tu étais presque dans mes bras mais pas assez proche encore. Nous apprenions à nous connaître. Et tu es là, près de moi mais tellement loin. Au lieu de te demander ce que je peux faire pour réparer notre relation, je vais te raconter ce que j'ai fait.

Il inspira lentement pour se donner du courage et reprit :
— Adam a balancé le retour de Kristen à ma mère et depuis elle ne me lâche pas. Déformation professionnelle, j'imagine. Elle m'a permis de réaliser que j'avais idéalisé mon union avec Kristen. J'avais mis de côté les aspects négatifs pour n'en garder qu'une vision romantique et parfaite. Même si je me souvenais que Kristen avait du caractère, j'avais complètement écarté de ma mémoire, volontairement ou non, que nous n'étions plus heureux ensemble. Elle me reprochait mon amitié avec Jake, ma relation quasi fusionnelle avec Adam, mon métier prenant. Elle était très exclusive. Centrée sur son image.
— Un peu comma Bianca ? marmonna Charlotte, sensible à l'évocation des femmes qui avaient partagé sa vie.

Lucas s'empressa de poser ses mains sur ses épaules et lui embrasser les cheveux pour l'apaiser. — Charlie, laisse-moi finir s'il te plaît. Que tu aies tous les éléments avant de décider de ma sentence.
— Comme si j'étais un bourreau...
— Non tu as raison, je me suis mis tout seul dans cette situation, mais c'est toi qui vas déterminer notre futur, car pour moi c'est clair, je veux être avec toi. Et Camille. Et Hugo. Bref, Kristen et Bianca étaient amies, elles se ressemblaient sur beaucoup de points. Je m'y étais habitué et puis je me disais que ça changerait quand elle aurait un job, des objectifs et puis peut-être des enfants ? Qu'elle était toujours une jeune fille, cherchant la femme en elle, qu'il lui fallait du temps pour se trouver.

Lucas coula son nez dans les cheveux de Charlotte. C'était sa position favorite.
— J'ai appris qu'elle était enceinte quand j'ai trouvé un test dans la poubelle de la salle de bains. Elle avait déjà pris rendez-vous pour avorter.

Charlotte se figea et manque une respiration mais n'osa pas le couper. Elle attendit qu'il reprenne son récit, le cœur battant.

— Je n'ai jamais trop compris pourquoi elle souhaitait interrompre cette grossesse. C'est elle qui avait arrêté la pilule sans m'en parler. J'ai pensé « son corps, sa décision » et j'ai respecté son choix, mais le jour j, j'ai craqué. Je lui ai dit que je voulais ce bébé, que j'étais prêt à tout faire pour avoir cet enfant. Après tout, on l'avait fait à deux. Et depuis ce jour-là c'était devenu du délire. La moindre contrariété était de ma faute. J'étais à bout. Le week-end de l'accident, je voulais qu'on fasse le point. Loin de sa famille et de Bianca, qui l'influençaient. Loin du taf et d'Adam, qui me mettaient la pression. Qu'on mette tout à plat avant que Ethan naisse et qu'on prenne des décisions. Kristen avait enfin accepté sa grossesse et attendait sa naissance avec impatience mais quelque chose était cassé entre nous. L'accident est venu tout arrêter. J'ai oublié tout ça, aveuglé par ma culpabilité. De ne pas avoir su les secourir tous les deux....

Ç'en fut trop pour Charlotte qui se dégagea de l'étreinte pour lui faire, les yeux humides. Elle enveloppa les joues des Lucas de ses paumes et frotta sa barbe avec douceur. La colère flambait dans ses yeux.

— S'est-elle occupée de toi à ton réveil ?
— Quoi ? fit-il, surpris par sa question.
— Quand tu as émergé, après deux jours de coma. Quand tu as appris pour Ethan. Était-elle là pour toi ? Comme tu as été là pour elle ?
— Non, avoua-t-il.

Lucas raconta les conditions du retour de Kristen. Sa plongée dans l'alcool. Sa traversée du désert. Sa longue et pénible remontée. Leur discussion. Ses pleurs dans son bureau, anciennement chambre d'Ethan. Leur douleur, comme deux parents auraient dû le faire. À présent, Charlotte pleurait. Le récit de Lucas faisait échos à son propre comportement quand elle l'avait surpris avec Kristen. Elle s'est recentrée sur son ressenti et n'avait pas pris en compte celui du jeune homme. Avouer son attitude égoïste lui arracha la gorge.

— Je ne vaux pas mieux qu'elle. Je n'ai pas été là pour toi. Quand tu as dû à nouveau affronter tout ça. Je suis partie et je me suis concentrée sur moi, au lieu de te soutenir. Et je me permets de la juger ? Je ne suis qu'une égoïste. J'ai fait exactement ce que j'ai reproché à Tom. Je t'ai fait du mal, volontairement. Je n'ai pas voulu écouter tes explications, tes besoins. Je ne te mérite pas.
Lucas embrassa les paumes de Charlotte et la contra avec douceur.
— Je t'interdis de dire ça. Tu ne sais pas ce que je mérite ou pas. Oui, je mérite d'être avec la femme que j'aime. Oui, je mérite d'être enfin débarrassé de toute cette souffrance que je me suis imposée et que j'ai infligée aux autres. Oui. Mais tu le mérites tout autant. Arrêtons de nous disputer. Je veux être avec toi. Maintenant. Demain et après-demain. Et avec tes grenouilles, bien sûr !

Know Your Worth [En ré-écriture]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant