CHAPITRE 64 - UNE NUIT SOUS LE SIGNE DE SCHOPENHAUER

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Une Nuit Sous le Signe de Schopenhauer

Le silence de la chambre était presque assourdissant. Les bruits lointains de la ville ne faisaient qu'accentuer l'intimité du moment. Émilie, allongée sur le lit, fixait le plafond, incapable de trouver le sommeil. Ses pensées tourbillonnaient, nourries à la fois par l'échange précédent avec Sherlock et par une étrange agitation intérieure qu'elle ne parvenait pas à apaiser.

Sherlock, lui, était resté près de la fenêtre. Le dos droit, les jambes croisées, il feuilletait distraitement un livre trouvé sur une étagère poussiéreuse, mais ses yeux n'avaient pas quitté Émilie des pensées.

Elle se tourna sur le côté, puis sur l'autre, poussant un soupir d'exaspération.

Vous devriez essayer de dormir, Émilie, dit Sherlock sans lever les yeux de son livre.

Je pourrais vous retourner le conseil, répliqua-t-elle, les mots plus acérés qu'elle ne l'aurait voulu.

Il referma le livre avec un léger claquement et se tourna vers elle.

Vous êtes agitée, remarqua-t-il. Quelque chose vous tracasse ?

Émilie s'assit sur le lit, ramenant ses genoux contre sa poitrine. Ses cheveux en désordre encadraient son visage fatigué, mais ses yeux brillaient d'une intensité particulière.

Vous croyez, Sherlock, qu'il est possible de vraiment comprendre la vie ? demanda-t-elle brusquement, sans préambule.

Il haussa un sourcil, intrigué par le ton grave de sa question.

Comprendre la vie ? Voilà un sujet ambitieux pour une nuit d'insomnie, répondit-il avec un soupçon d'ironie.

Elle ne réagit pas à sa tentative d'alléger l'atmosphère.

Je ne parle pas des faits, des preuves, ou des données, précisa-t-elle. Je parle de ce que ça signifie... d'exister, d'aimer, de désirer quelque chose qu'on ne peut peut-être jamais avoir.

Sherlock se redressa, s'appuyant contre le rebord de la fenêtre.

Je suppose que vous avez une théorie, dit-il, la voix adoucie par la curiosité sincère.

Elle eut un rire amer.

Ce n'est pas ma théorie, mais celle de Schopenhauer, répondit-elle. Vous connaissez sa phrase célèbre, n'est-ce pas ?

— « La vie oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l'ennui », récita Sherlock sans hésitation.

Elle hocha lentement la tête, visiblement touchée par ces mots.

C'est exactement ça, murmura-t-elle. Toute notre existence se résume à ce cycle cruel. Quand on désire quelque chose, on souffre de ne pas l'avoir. Et une fois qu'on l'obtient, il ne reste rien d'autre que l'ennui... jusqu'au prochain désir.

Sherlock s'approcha lentement, prenant place sur le bord du lit.

Vous êtes en train de me dire que vous êtes enfermée dans ce cycle ? demanda-t-il.

Elle le fixa, son regard chargé d'une tristesse qu'elle ne pouvait dissimuler.

Pas seulement moi. Tout le monde. Vous aussi, Sherlock.

Il pencha légèrement la tête, la scrutant avec une intensité qui aurait pu mettre n'importe qui mal à l'aise.

Alors pourquoi continuez-vous ? Pourquoi ne pas simplement... abandonner ?

Elle sourit faiblement.

Parce que même si c'est un cycle cruel, il y a quelque chose d'étrangement beau dans la quête elle-même. Ce moment fugace où l'on espère, où l'on croit que cette fois-ci, ce sera différent.

Sherlock resta silencieux, absorbant ses mots.

Vous parlez de l'amour, n'est-ce pas ?

Émilie détourna les yeux, un rouge léger colorant ses joues.

L'amour... le désir... tout ce qui nous pousse à chercher ce que nous n'avons pas, répondit-elle vaguement.

Sherlock la regarda un moment avant de briser le silence.

Je ne suis pas sûr de comprendre, dit-il finalement. Expliquez-moi.

Elle le regarda, visiblement hésitante.

Vous voulez que je vous explique la souffrance ? demanda-t-elle, presque incrédule.

Non, je veux que vous m'expliquiez la vôtre, corrigea-t-il calmement.

Les mots la frappèrent de plein fouet. Elle baissa la tête, ses doigts jouant nerveusement avec le tissu de la couverture.

Vous savez, poursuivit-elle après une pause, il y a une autre idée qui me hante parfois. Une idée encore plus effrayante que celle du cycle de Schopenhauer.

Et quelle est-elle ? demanda-t-il doucement.

Elle releva les yeux, et pour la première fois, il y vit une vulnérabilité presque déchirante.

Que même si je trouve ce que je cherche... même si je trouve quelqu'un que j'aime vraiment... cette phrase s'appliquera toujours. Qu'une fois l'histoire commencée, elle perdra tout son sens. Comme dans ces romans où l'on attend tout le long que les deux protagonistes s'aiment, et puis, une fois que c'est fait, il n'y a plus rien.

Sherlock fronça légèrement les sourcils, comme s'il pesait chaque mot qu'elle venait de dire.

Vous croyez que l'amour est voué à l'échec ?

Elle haussa les épaules, un sourire triste sur les lèvres.

Je crois que l'amour est... fragile. Et qu'il est façonné par le manque. Une fois que ce manque disparaît, que reste-t-il ?

Sherlock resta silencieux un moment, ses doigts tapotant inconsciemment sur son genou.

Vous parlez comme si vous saviez déjà ce qui va arriver, dit-il enfin. Comme si vous aviez déjà renoncé avant même d'essayer.

Émilie secoua la tête.

Ce n'est pas ça. Mais j'ai peur, Sherlock. Peur que même si je trouve ce que je cherche... ce soit éphémère.

L'éphémère n'a rien d'effrayant, répliqua-t-il doucement. C'est ce qui le rend précieux.

Elle le regarda, surprise par la simplicité et la vérité de ses mots.

Vous voyez, Émilie, poursuivit-il, ce cycle dont vous parlez, il n'est pas une malédiction. C'est une constante. Et peut-être que le but n'est pas de le briser, mais d'apprendre à le danser.

Le silence qui suivit fut chargé d'une émotion difficile à nommer. Émilie se sentit soudainement légère, comme si un poids invisible avait été soulevé de ses épaules.

Vous êtes un homme surprenant, Sherlock Holmes, murmura-t-elle enfin.

Et vous êtes une femme fascinante, Émilie Dubois, répondit-il avec un petit sourire en coin.

Cette nuit-là, aucun des deux ne dormit vraiment, mais quelque chose dans l'atmosphère avait changé. Un fil invisible semblait désormais les relier, tissé à partir de leurs blessures, de leurs peurs, et de leurs espoirs.

Une colocataire improbableOù les histoires vivent. Découvrez maintenant