Peter se sentait minuscule dans la salle somptueuse, ses fesses flottaient comme sur un nuage, il avait l'impression d'être un petit prince. Ça faisait un bail qu'il n'avait pas touché du cuir matelassé, ça lui faisait l'effet d'un baume. Quant à ces gentils Thaïlandais qui lui proposaient toutes sortes de plats dont il ne comprenait pas les noms, il les adora. Peter les trouvait touchant à vouloir le servir, si bien qu'il proposa son aide en cuisine. Aucune honte quand on lui expliqua qu'un plongeur se chargerait volontiers de sa vaisselle, un homme distingué l'accompagnait. L'habitué lui demanda s'il connaissait le nom de la créature reproduite en métal, trônant en plein centre du bar.
— De gros serpents je présume, s'aventura à dire Peter qui portait bien plus d'intérêt à ses crevettes qu'à la sculpture.
— Ce sont des nagas. Ça arrive qu'ils soient représentés à cinq têtes ou à sept, là il n'y en a que trois. Je n'ai jamais su pourquoi. En tout cas j'aime déjeuner ici, ces bêtes légendaires de la religion bouddhiste symbolisent l'esprit de l'eau, ça me donne l'impression de déguster des poissons bénis.
Peter jeta un bref coup d'œil aux nagas, haussa les épaules et reprit sa mastication rapide. Il mangeait à toute allure, peut-être espérait-il avoir le droit à une deuxième assiette ?— Les bouddhistes connaissent un jour sacré, assez mystérieux à vrai dire, poursuivit son hôte. Tous les ans à la même date, des boules de feu, boules de feu Naga justement, jaillissent du Mékong. Et plus curieux encore, cette date qui se répète correspond à la fin du carême bouddhique. C'est tout simplement magique. Bien sûr le miracle n'existe pas pour les scientifiques, ils se sont sentis obligés d'expliquer le phénomène par une accumulation de gaz dans le fleuve. Mais je préfère la première version. Après l'évènement, des pierres uniques au monde gisent sur la rive. La plupart d'entre elles ne valent rien à cause de leur taille ou de leurs faces âpres, mais une minorité est très recherchée pour leur éclat et leur forme parfaitement ovale. Selon les dires, elles auraient des caractéristiques extraordinaires, confia l'homme dont les pupilles brillaient au moins autant que les pierres. Quiconque en possède une voit son meilleur talent renforcé. Et dans toute ma vie, je n'en ai vue qu'une seule. Elle se balance au cou du chef. D'où le délice mon ami !
Justement, ce souriant bonhomme passait à côté de leur table et surpris ce bout de conversation. Il se pencha auprès des deux clients, comme pour déclarer une confidence:
— Mon premier talent, seule ma femme en témoigne. La cuisine, c'est naturel.
Les deux hommes attablés pouffèrent de rire tandis que le chef repassait derrière les portes battantes de l'atelier culinaire. "Il est top ce Thaï !" s'exclama Peter qui retrouvait progressivement force et bonne humeur. "Je t'avais prévenu !" se réjouit son sauveur qui prit le temps d'avaler une cuillère de sa soupe aux fruits de mer. Quand il releva la tête, il afficha un sourire bienveillant et une mine plus sérieuse afin d'apprendre à mieux connaître son invité.
— Avec ce bijou, quel serait ton talent décuplé ?
— Il ne me serait d'aucune utilité.— On a tous un talent en soi, tu en as forcément un, encouragea cet agréable monsieur.
— Petit, j'aimais raconter des histoires, commença Peter, nostalgique. J'étais bon et les gens m'écoutaient, la véracité de mes histoires importait peu. Mais quand on nait dans une famille d'ouvriers, le temps libre manque et on ne peaufine pas ses qualités, il faut utiliser ses mains pour ramener de l'argent, même lorsqu'on n'est pas habile avec. A quatorze ans j'ai bossé dans un bistrot, rien à voir avec l'établissement présent. Les fourneaux puaient le pourri, l'odeur ne quittera jamais mes narines. J'ai retourné des steaks sept ans de suite. Ah ! J'arrive à les retourner d'un coup de spatule, pour sûr ! se venta ironiquement Peter, l'air de dire que ce pouvait être son talent. Puis un jour, j'avais économisé assez de sous pour réaliser le rêve de ma mère. Elle n'avait jamais vu la mer, alors je lui ai payé une semaine à Biarritz. Ses yeux brillaient quand ses orteils ont effleuré le sable, il fallait la voir, on aurait dit une gosse ! Et quand elle a commencé à jouer dans les vagues, pareil, une enfant. Je suis content d'avoir pu arracher cette dernière image avant que le courant ne s'active et l'emporte, raconta Peter, très émotif dans son récit. Mon père est devenu fou de chagrin, il me porta responsable de notre deuil et me bannit définitivement de sa vie. Je me suis retrouvé livré à moi-même, sans toit, sans mère. Avec la froideur nocturne, on perd vite les pédales et on a envie de plonger du haut d'un pont.
Le bourgeois avait la rosée du matin sous les yeux. D'un revers de main il sécha ses pommettes humides. Puis il commanda une bouteille d'un geste communicatif que le chef comprit facilement. Apparemment, il avait perdu ses mots et ne savait plus construire de phrases.
— Comment tu t'appelles au fait ? demanda Peter, se rendant compte que l'homme qui l'invitait demeurait un inconnu.
— Théophile. Appelle-moi Théo.
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Tomber de bas ( Terminė)
AventurePeter et Théophile ont touché le fond. Le genre de trou ténébreux qu'on ne remonte pas avec une échelle, mais bien en utilisant son cerveau. Un brin de courage peut aider, mais est-ce suffisant ? Il va falloir se salir... Terminé, pas de modifs en v...