10. Les nouveaux

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A chaque cuillère il ouvrait la bouche – plutôt basique – et à chaque ouverture, il imaginait la langue de sa douce rouler autour de la sienne. Au beau milieu de la rue il ferma les paupières pour amplifier le réalisme de la scène imaginaire. De l'extérieur c'était moche à voir. Des bourgeois bougonnèrent quand il se bava de la crème noire sur son t-shirt. "Je la veux et je l'aurais. J'en ai assez des femmes qui puent, je veux une princesse qui se pomponne !" pensa Peter avec agacement. Il lui manquait juste un peu d'argent et de courage pour l'aborder, ils étaient compatibles, Peter le sentait. A force de la reluquer tous les jours depuis trois ans, il en était tombé amoureux. Sa plus grande crainte en tant que pauvre n'était pas le froid, mais qu'elle change d'itinéraire. Et ça ne pouvait que se produire ! Une femme aussi brillante ne pouvait qu'être promue ! Un compte à rebours menaçait de péter au-dessus du fragile crâne de Peter. L'angoisse l'avait poussé à trouver un stratagème pour devenir riche, et son plan avait de la gueule. Il devait s'enquérir d'avis rationnels avant de se lancer ; celui de Théophile, la veille, l'avait bouleversé.


Contre toute attente, il retrouva son ami à l'endroit où il espérait trouver conseil: sous le porche à Saint-Lazare, avec les nouveaux. Un frisson de jalousie embourba ses joues quand il découvrit de gros édredons dans le dos des trois sans-abris. C'était un luxe prétentieux dans le milieu, quand les autres galéraient à se protéger de l'hiver en s'enrubannant dans du papier journal. Dans la rue, les plus intelligents étaient les mieux lotis. Soit parce qu'ils choisissaient des coins stratégiques pour quémander, soit parce qu'ils faisaient preuve de créativité. Ces trois-là n'avaient pourtant pas l'air bien futés.

— L'ami de Théo ! Viens donc prendre une bière ! s'écria un des deux garçons, celui qui semblait bien benêt.


Il se présenta par la même occasion, il s'appelait Tommy. Un nom simplet pour un homme simple. Sa tête était étirée comme une frite, ses cheveux gras s'abritaient sous une casquette blanche Nike. Il avait rasé sa barbe de près, sauf au niveau du menton où il avait laissé un bouc horrible. L'ampleur de ses vêtements lui donnait une allure encore plus squelettique qu'il ne devait l'être.
Quand Peter attrapa la bouteille en verre qu'on lui tendait, une grosse bestiole sortit de la poche kangourou du SDF et remonta en cavalant le long de son bras. "Ah ! C'est quoi cette merde ?!" hurla Peter en propulsant la bière dans les airs en un mouvement impulsif. "Cette merde ? Un peu de respect l'ami, c'est Jena, ma petite princesse !". Peter assista à un roulage de pelle entre Tommy et un gros rat poilu, il faillit vomir toute la bile de son être.


— Maxime, rends-lui sa bière s'il te plaît, demanda poliment la junky adossée au mur.


Elle effrayait Peter, lui qui aimait les filles coquettes et bien coiffées, avec une peau délicate. Il n'approchait jamais de telles femmes, les droguées ne rentraient pas dans ses goûts. Sûrement aussi jeune que lui, ses traits s'apparentaient aux lignes d'un chou-fleur. La clope et les piqûres avaient marqué son corps de manière irréversible. Pour couronner le tout, de l'acné d'adulte se frayait un chemin entre les plis de sa peau. Ses bras minces laissaient paraitre de petites cicatrices serrées les unes aux autres, mais elles ne semblaient pas récentes.


— Non, je ne donne rien aux flics ! répondit agressivement le dernier spécimen du trio. Celui-ci, avant qu'il n'ait parlé, paraissait avoir un peu plus de neurones que les autres. Il était facilement le plus âgé, sans compter Théo qui restait le doyen en toutes circonstances. La quarantaine peut-être, contre une cinquantaine de bougies pour le sage homme aux cheveux gris. Pour la rue, cinquante ans, c'était une belle performance, surtout dans son état de conservation. Mis à part ça, Maxime faisait toujours la gueule. De sa faute ou non, difficile à dire, la nature avait formé sa bouche en demi-cercle dirigé vers le centre de la Terre.


— Pour la cinquième fois, ce ne sont pas des poulets, s'agaça la junky.


— Des pauvres comme nous qui viennent offrir des oreillers en cadeaux de bienvenue, ça n'existe pas ! Ils veulent chopper de la drogue. Mais on n'a rien, désolé de vous décevoir sales bâtards, lâcha-t-il en s'adressant à Théophile et Peter. Le trentagénaire resta bloqué sur le groupement de mots: "offrir des oreillers en cadeau de bienvenue". Notre junky sort de désintox, cassez-vous maintenant ! reprit l'énergumène.


— Excusez-le, il se méfie toujours et ne fait confiance à personne, il a déjà fait de la taule, vous comprenez ? L'autre jour il a suspecté Tommy d'être un reporter en mission. J'ai dû lui expliquer pendant des heures que Tommy vivait avec nous depuis quinze ans et qu'aucun journaliste ne serait prêt à un tel sacrifice, dit la fille pour justifier ses propos.

— Maxime a tout à fait raison de ne pas faire confiance au premier venu, mais entre gens de la rue, ne faut-il pas se serrer les coudes ? proposa Théo en grand diplomate. Un grand philosophe a dit un jour : « sans solidarité, performances ni durables ni honorables »...

Théophile venait de se lancer dans son délire philosophique, interminable comme toujours. Peter ne souhaita pas prendre part au débat, trop de haine en lui. "Comment avait-il osé gâcher leurs ressources pour offrir des cadeaux à des idiots ? Et les couvertures qu'ils devaient acheter pour parer le froid ?!" Ce manque de respect faisait fumer les oreilles du garçon. Il était à deux doigts d'exploser mais dans son intérêt, il calma ses ardeurs ; ces gens allaient lui donner un précieux avis. Durant une heure ou deux, il se perdit dans ses pensées amoureuses, il s'imagina avec Lisa. Plus les jours passaient et plus ce rêve le rendait brave. La conversation du groupe lui parvenait en bruit de fond, il dévisagea les quatre personnes une à une, se rendit compte qu'il désirait plus fort que tout quitter les rats, les drogues, les cons et les airs hautains du vieux. Il était temps pour lui de s'élever.

— ... L'argent n'a aucune importance, le vrai trésor c'est ce que vous avez au fond de vous, ce que ...

— Les gars, jetez un coup d'œil à ces dessins, coupa Peter.

Son intervention fit sursauter les trois SDF qui s'endormaient sous les douces paroles du vieux. Ses paroles chiantes à vrai dire. Emma – la junky avait un nom – Maxime et Tommy se penchèrent sur les feuilles jetées en vrac au centre de leur cercle. Pendant ce temps, Peter remarqua un air familier chez Jena. Il regarda la petite cicatrice qu'il avait au doigt et cru voir le rat sourire. Quant à Théophile, vexé, il tourna le dos pour se lier d'amitié avec un pigeon. Chaque "oh!", chaque "ah" qu'il entendait l'énervait un peu plus. Quand Tommy s'émerveilla d'un "je reconnais ce canapé bleu, c'est la publicité de Meuble & Déco, celle de cette semaine !", suivit d'un "la tienne est bien plus drôle !" d'Emma, le vieux se retourna et incendia Peter:


— Espèce d'imbécile ! Combien de fois vais-je devoir te le répéter ! Ce monde, c'est un monde de pourris ! Tu les vois tous les jours ces couillons qui marchent devant nous sans nous accorder la moindre attention ! Pire encore, ils nous évitent ! Je sais que tu les détestes. Eh bien sache que si tu réussis avec tes soi-disant publicités, tu deviendras comme eux. Imbus de ta personne, égoïste et sournois ! Théo reprit son souffle, il avait tout dit d'une seule traite. De toute façon, pointe-toi dans une entreprise avec cette apparence, je mets ma main à couper que tu ne passes pas la porte d'entrée, ajouta Théo plus calmement, sentant que le projet de son ami n'était pas une menace.


Peter s'attendait à cette réaction, il n'en était pas à son premier coup d'essai. Il se leva, réunit en silence ses réalisations, et s'en alla droit vers sa destinée.          

Tomber de bas ( Terminė)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant