25. Plan à trois

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Tommy avait un double des clés, Peter lui avait offert pour les exceptions où le dehors devenait insoutenable. L'ex sans-abri regarda par la fenêtre du salon : même à cette heure du soir, le soleil avait toujours une fesse dans l'horizon, aux côtés du satellite lunaire qui prenait son temps pour descendre. L'hiver avait été un des plus doux depuis des années, ses trois amis n'avaient pas dû notifier ce détail, puisqu'ils étaient venus entre deux à trois fois par semaine depuis que Peter avait signé le contrat immobilier. Si encore ils s'étaient contentés de dormir...


"Qu'est-ce que tu bouffes Peter ? Ça a l'air atroce !" commenta Tommy qui se lâchait carrément depuis qu'il avait retrouvé un peu de confort. Il se servit un morceau de tarte aux pommes dans le frigidaire, puis proposa à qui en voulait. Maxime aussi se lâchait mais en silence. Il se servit timidement de la salade de riz dans une assiette, faisant en sorte de ne pas être vu. Quand Lisa croisa son regard, il éjecta son auge derrière le grille-pain et ne la reprit qu'une fois que les conversations couvrirent les bruits de fourchette. Emma arrivait à se tenir. Bien sûr, elle aussi aurait adoré se servir dans le garde-manger, mais elle concevait le fait qu'elle n'était qu'une invitée. Et encore, elle sentait que tous les trois ne l'étaient pas vraiment ce soir-là. Il y avait un malaise dans la pièce. Les deux garçons avaient le nez enfoncé dans leur plat et ne pouvaient pas voir Lisa sécher ses larmes dans un pan de la nappe. La junkie repentie fit un signe de tête à la rousse, signifiant qu'elle avait compris et qu'elle allait arranger les choses.

— Les garçons, engloutissez vos assiettes et on va y aller, il est déjà tard ! annonça Emma aux deux autres.


Maxime qui venait de trouver la bouteille de rhum – Lisa changeait systématiquement de planque, mais elle avait affaire à un professionnel – faillit s'étrangler avec de l'alcool dans le bec. Il la dévisagea, incompréhensif, tout comme Tommy qui enfonça par maladresse, un bout de tarte dans l'œil de sa princesse. Le grand benêt n'était pas décidé à partir, mais prépara des réserves de gâteaux au cas où Emma ne se laisserait pas convaincre. Il argumenta ceci, au même moment où il dénicha un paquet de beignets au chocolat : "On vient d'arriver !" Il ressemblait à une fillette après une journée à Disneyland.


— Oh non Emma, ce n'est rien. Vous n'avez qu'à prendre le Tupperware rou... très bien, Maxime l'a déjà trouvé. S'il reste des spaghettis dedans, sers-t'en et dînez ensemble. Elle désigna la chambre d'amis et expliqua : Vos matelas sont déjà installés. Il y a des DVD à côté de la télévision, je vous en ai achetés des nouveaux. Pensez à vous laver les dents, vous avez chacun votre brosse sur le lavabo. La douche surtout, n'oubliez pas. Enfin voilà quoi, discours habituel, souffla-t-elle désespérée. Moi je vais dormir, Peter fais ce que tu veux, je ne te force à rien.


Son chéri regarda ses amis, envieux de partager un moment de rigolade avec eux. Quand ils venaient, une folle ambiance régnait dans l'appartement et il adorait en profiter. La Playstation leur tenait compagnie, ils combattaient contre une bande de zombies des nuits entières, au grand désarroi de Lisa qui se sentait comme au milieu d'un champ de bataille. Peter leur avait aussi organisé des sessions musicales pour qu'ils découvrent eux-mêmes le genre qu'ils appréciaient. Emma adorait la pop mais aimait aussi beaucoup le métal comme ses deux amis. Maxime en était fan. Du coup les guitares et les hurleurs donnaient en général le la pour le reste de la soirée. Un sacré vacarme. Finalement, Peter y renonça, il commençait à comprendre qu'un "fais ce que tu veux" signifiait "si tu ne me rejoins pas immédiatement, ce n'est même pas la peine !". La langue des femmes, ça s'apprend, mais ce ne sera jamais totalement maîtrisé. C'est comme les hiéroglyphes, au lieu d'écrire un "A", on dessine un piaf. Il annonça ceci à ses compagnons en se forçant à bailler :


— Moi aussi je suis crevé les gars, bonne nuit à vous. Puis il ajouta à voix basse : je sais que je vous dois une revanche à Call of, je m'arrangerai pour sortir en douce de la chambre !


Tommy pouffa en collant son index sur sa bouche, Lisa ne devait pas les entendre rire. Emma le retint un dernier instant :


— Attends Peter ! On est venus ce soir pour te parler d'un revirement de situation incroyable ! On a trouvé quelque chose, il faut que tu vois ça ! dit-elle, avec un tel enthousiasme ; elle n'avait jamais paru aussi heureuse. Même Maxime souriait. Même Jena restait calme, la tête calée dans le col de Tommy.


— Désolé les gars, on en parlera demain, j'ai une urgente affaire si vous voyez ce que je veux dire, répondit Peter à contrecœur.

Les trois amis comprirent, bien que déçus, et laissèrent Peter s'engouffrer dans son cocon conjugal. Il fit bien attention de refermer la porte derrière lui, sans bruit. Mais quand il se retourna, une balle de sniper lui traversa le crâne. Du moins, c'est ce qu'il crut quand il fit face à Lisa. La persistance de son regard était décuplée par de petites lunettes carrées, aux verres épais, avec un léger effet grossissant.

— Tu comptes leur dire quand Peter ? Quand aurons-nous notre intimité ? Dis-le-moi ! se plaignit la jeune femme aux cheveux roux. La fatigue lui avait fait prendre de l'âge, heureusement qu'elle portait un pyjama des Looney Toons. Ça rééquilibrait son image de femme fraîche.

— Je compte changer de boîte dans un mois, on m'a fait une proposition chez Léo Burnett, une des meilleures agences de pub en France. Avec l'augmentation de salaire, je pourrai leur louer un petit studio dans le coin et...

— NOOON ! hurla-t-elle. Tu dois couper les ponts, ça suffit ! Ta vie dans la rue te manque Peter ?

— Pas du tout mais...

— Alors coupe les ponts, coupa-t-elle d'un coup sec, comme un saucisson dans une cuisine de restaurant.

Tous deux se jaugèrent, leurs quatreyeux emplis de larmes. Peter avait compris qu'il ne s'éclipserait pas ce soirpour regarder un film d'horreur avec ceux qui lui avaient sauvé la vie unmatin, en sacrifiant le peu qu'ils avaient. Ces gens simples mais si bons, ildevait les effacer de son nouvel univers s'il souhaitait garder cette femme.Cette sublime femme... Dilemme universel : fallait-il choisir l'amitié oul'amour ? Il embrassa Lisa, les yeux clos, lui susurra à l'oreille : "Je ferai ce qu'il faut". La rousse fut ravie, autant que siGenièvre de Fontenay lui enfonçait la couronne sur la tête devant sesconcurrentes dégoûtées. Elle écrasa violemment ses lèvres sur celles de sonprince, et le retourna pour chevaucher le corps qui l'avait fait frémir maintesfois. Elle sentait la main de Peter frôler ses fesses par intermittences ; ilsavait faire durer le suspense. Elle sentit sa deuxième main passer dans seslongs cheveux, la décoiffant. Elle adorait ça. Lisa sentit son autre main surson dos, les chatouillements lui donnaient des frissons. Puis tout à coup, ellerefit les comptes : une main sur ses fesses, une autre dans ses cheveux et unedernière dans son dos... Elle bondit en criant de peur. Par réflexe, elleshoota le rat qui s'était invité dans leur lit. Jena atterrit violemment dansle mur, la pauvre ne bougeait plus.    

Tomber de bas ( Terminė)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant