A Publico, c'était la fête. Du moins, on célébrait un événement, le mot "fête" dans ce contexte faisait hyperbole. Les enceintes n'avaient pas été commandées et aucun DJ ne fut contacté. On avait juste décoré la pièce de banderoles et de baudruches. D'ailleurs, un gros ballon rose avait décidé de valser sans musique, il dansait gracieusement dans les airs, au-dessus d'un groupe de seniors bloqués au buffet. Ils reprenaient une coupe de champagne chaque fois que le serveur en posait une nouvelle sur la table. Ça agaçait le jeune intérim responsable des boissons qui livrait une véritable course à ces cinq gosiers inétanchables. Ses bras fusaient sur les bouteilles, ses gestes habiles étaient à peine visibles. En face, les coupes se vidaient d'une traite. Des deux côtés on avait affaire à des professionnels. Puis soudainement, un verre resta plus de dix secondes sur le champ de bataille, sans qu'une main alourdie par l'alcool ne lui tombe dessus. Un souffle bienvenu côté barman. Il en profita pour installer ses troupes.
Le sac à air continua de graviter autour des invités. Un asticot aurait pu avoir une vue d'ensemble s'il s'était envolé sur le ballon. Mais il lui aurait fallu un parachute miniature pour se jeter dans le pot de fleur, à droite d'une femme active, passive en cette boom ennuyante. Elle rongeait ses ongles, elle semblait anxieuse. La jeune femme ne se mélangeait pas avec les autres employés, comme si elle avait la peste, ou les autres le sida. Un inconscient ouvrit une fenêtre et un courant d'air froid souffla sur les guibolles des femmes jupées. "Ferme la fenêtre Jacques ! T'es con ou quoi ?", incendia celle qui portait un vêtement au ras des fesses. Le vent avait troublé la trajectoire paisible de la baudruche rose, la malheureuse plongea en piqué vers le sol. Par chance, un garçon chétif eut le réflexe de la frapper. Elle redécolla et reprit ses repères dans les hauteurs de la salle. Un groupe de juniors fraîchement sortis d'HEC, furent perturbés dans leur discussion à cause du ballon, qui rasa leur coupe de cheveux ratatinée au gel. "Je parie que ce ballon finira sa course à trente centimètres devant Matilda !", s'écria l'un d'eux. Les autres voulurent spéculer: "Sur la troisième planche en bois du parquet, à deux heures ! paria un autre. Ces malins ne s'ennuyaient jamais. L'activité les absorba totalement, on pouvait voir des calculs dans leurs pupilles. Hélas, le ballon rencontra un obstacle: il percuta une banderole. La femme en marge, près des plantes, lut pour la cinquième fois les grosses lettres inscrites dessus : Publico : 3ème agence française ! L'entreprise faisait ses dents.
Soudain, un des types en costume craqua et exprima son impatience. Il s'écria en s'adressant à la trentaine d'employés présents pour fêter la nouvelle position de leur entreprise dans le classement national :— On envoie la musique ? Je n'en peux plus, une telle performance ça se fête les gars !
— M. Lafargue ouvrira le bal. D'ici-là, reste tranquille petit, lança un barbu qui ne supportait pas ses gesticulations.
En attendant, le ballon rose chutait en diagonale, pour de bon. Personne ne lui prêtait attention, la remarque du sénior avait amusé la galerie. Triste fin pour une baudruche aussi gaie... elle explosa au contact d'une vitre inanimée. Derrière, un homme balafré se réveilla en sursaut. Il se remit aussitôt à tapoter son clavier comme s'il sortait d'un affreux cauchemar, puis s'arrêta ; on ne le surveillait pas. Le garçon toucha le pansement qui couvrait son oreille. Elle lui faisait encore mal. Son coquard était en partie camouflé derrière une couche épaisse de fond de teint, mais restait tout de même largement visible. De son sac, il sortit un petit miroir de poche rose fluo, celui avec Barbie dessus. Le reflet de Peter était effrayant. .. Les souvenirs de la veille lui remontaient comme un instant présent, il voyait encore Tommy hurler de rage devant sa princesse, hurler des consignes pour la sauver. On avait tenté un massage cardiaque, un bouche à bouche, on avait même essayé de trouver son pouls. Peter se rappelait de sa vaine tentative de consolation, et la dispute qui éclata entre Maxime et Lisa. Des cheveux roux qui tombaient au sol sous la force arrogante de son ami, Peter ne put qu'intervenir. Ces coups, ces sanglots, ces blessures... avaient marqué la fin de la plus belle histoire d'amitié. A quel prix ? La tranquillité de sa compagne. Confiné dans son bureau de petit salarié, il se concentrait sur ses paupières pour faire barrage à une rivière de larmes. Ils allaient tous lui manquer, nul doute.
En face de lui, un portrait enfermé dans un cadre bleu semblait le juger. Le visage de cette personne ne lui inspirait pas confiance. Pourtant, ils se ressemblaient beaucoup. La longueur de leurs cheveux, leur costume, et surtout cette vigueur dans le regard que l'on retrouve seulement chez les personnes les plus ambitieuses. Celles qui ont des rêves et qui sont prêtes à tout pour les vivre, celles qui se verraient vendre leur âme à un hibou si elles pouvaient louer ses ailes. Se couper un bras si ça permettait de toucher au but. Ou même tuer si ça pouvait aider. Et lui ? Qui était-il en train de devenir ? Lui qui était si bon, lui qui avant partageait toujours ses sandwichs dans la rue, lui qui maintenant insultait les boulangers quand le pain était trop sec. Mais qui était-il en train de devenir ?! Lui qui détestait la société de consommation, lui qui ne peut plus vivre sans consommer sa compagne prétentieuse. Quel personnage grotesque était-il devenu ? Lui qui aurait sacrifié sa vie au nom de l'amitié, lui qui avait durant des mois éprouvé secrètement du dégoût à héberger des SDF dans son appartement ? Il s'était voilé la face parce qu'ils furent un temps ses proches, mais il acceptait la vérité désormais. Il avait changé. Il n'était plus si différent de cet homme abject qui le fixait amèrement. Cet homme qu'il avait poussé hors du navire Publico. Il ressemblait comme deux gouttes d'eau à l'ancien propriétaire de ce bureau. Peter ressemblait à Eddy.
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Tomber de bas ( Terminė)
AdventurePeter et Théophile ont touché le fond. Le genre de trou ténébreux qu'on ne remonte pas avec une échelle, mais bien en utilisant son cerveau. Un brin de courage peut aider, mais est-ce suffisant ? Il va falloir se salir... Terminé, pas de modifs en v...