11. Eddy

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Eddy était publicitaire. Toute sa vie, il avait rêvé d'obtenir un poste dans ce milieu pour donner un coup de neuf aux publicités contemporaines qu'il trouvait ennuyeuses à mourir. L'imagination d'Eddy était assez développée pour arranger ce bug social. Et c'est en tenant un discours de ce type qu'il obtint son ticket d'entrée à Publico, une agence française de communication très influente. A titre d'exemple, "Quand c'est bon c'est Bonduelle !", eh bien c'est eux. 

Aujourd'hui, après seulement deux ans de service, son boss lui faisait l'honneur immense de le convier à son bureau. Une telle invitation ne se recevait que pour les grosses occasions, pour féliciter les meilleurs. Eddy anticipait sa promotion ; excité, il croisait les doigts pour succéder à Patrick Duroy, un bonhomme qui se relâchait à cause d'une vilaine leucémie.


Il paradait dans les couloirs avec son sourire agaçant et sa mèche blonde bien lissée sur le côté droit, jamais à gauche. La houppette sautillait sur sa tête à chaque pas ; énervant personnage, mais respecté. Eddy emprunta les escaliers afin de croiser le plus de collègues possible, la nouvelle avait été contagieuse. Au septième étage, Thierry Larson eut le malheur de passer par là. Le regard insistant du publicitaire l'obligea à parler :


— Bonne chance Eddy ! souhaita l'employé en faisait preuve d'un parfait jeu théâtral. On le crut sincère.
— Merci mon brave Thierry, on fête ça tout à l'heure, alors ne te mets pas trop au travail ! Fais la technique des trois C ! conseilla Eddy.


— J'en suis déjà à la deuxième étape, je n'ai pas eu besoin de t'attendre !


— Tu vas à la machine à café ?


— Non, cloper.


— Alors tu te goures, c'est l'étape une. C'est Clope, Café, Caca.


— Au temps pour moi ! s'excusa l'employé en se tapant le front. Il était nouveau à Publico, il mettait du temps à assimiler tous les rituels. Celui-ci était de loin son préféré, il lui permettait de commencer le boulot à onze heures et tout le monde trouvait ça normal !


Eddy prit finalement l'ascenseur puisqu'à la moitié du chemin il ahanait déjà. Pas question de débarquer au rendez-vous le plus important de sa vie avec les auréoles du diable ! Dans la cabine, il se marra tout seul en repensant à ce petit Thierry. "Quelle naïveté ! S'il souhaite bonne chance à un homme tel que moi qui maîtrise totalement le cours de sa vie, je n'imagine même pas la gueule de leurs slogans dans ses projets ! On ne tardera pas à le remercier !".


Eddy arriva au sommet de la tour. Un couloir, une porte, un bureau, une occasion. Avant de frapper et de rencontrer sa destinée, il se recoiffa en se regardant dans son miroir de poche. Une fois qu'il s'estima assez beau, il se lança, remonté à bloc. Toc Toc.


— Entrez ! ordonna une voix rauque à l'intérieur du bureau.


— Bonjour monsieur Lafargue, vous souhaitiez me voir ?


— Ah Eddy, asseyez-vous je vous prie. Il faut qu'on aborde votre cas.


Le jeune publicitaire s'assit sur un des deux fauteuils mis à disposition. Il était confortable, luxueux et donnait l'impression à ceux qui se posaient dessus d'être le roi du pays. A vrai dire, c'était l'ambiance qu'avait voulu donner cet homme de pouvoir à sa pièce de négociation. Si tout le bâtiment était décoré avec un mobilier moderne, ce seul lieu était imprégné des tendances du XVIème siècle. Il y avait de la dorure sur les fenêtres, une peinture au plafond digne de celles de Michel-Ange, et un tapis rouge qui recouvrait une partie du parquet brillant. Louis XIV lui-même n'aurait pas mieux fait.


— C'est à propos de ma dernière création pour Meuble & Co ?

— Ah vous vous en doutiez ? Au moins vous êtes conscient de votre incompétence c'est très bien, dit M. Lafargue sans lever le nez de ses papiers.


— Je vous demande pardon ? s'étonna Eddy qui crut mal entendre.


— Eddy, Eddy, Eddy... Ne jouez pas au plus fin avec moi. Vous êtes un garçon intelligent, ça se sent. Alors je vous le demande: pourquoi ne pas utiliser ces petits neurones à bon escient au lieu de vous moquer de moi ?


— Je ne comprends pas monsieur, dit Eddy qui commençait à transpirer. Sans vouloir vous manquer de respect, pourriez-vous être un peu plus explicite ?


M. Lafargue qui était un directeur charismatique de forte corpulence, avait le don de garder son calme dans les situations les plus énervantes. Mais ce jusqu'à un certain niveau... Il jeta à la figure de son employé un poster plié, et gronda sur un ton qui aurait fait frémir Mike Tyson.


— Et là ?! Nous sommes un peu plus explicites peut-être ? Bordel Eddy, c'est quoi cette merde ? Vous vous payez la tête de nos clients c'est ça ? Vous voulez détruire notre réputation ? A l'heure qu'il est, plus d'une centaine de ces daubes sont collées dans tout Paris avec le nom de notre agence en écusson ! T'es en train de nous baiser Eddy !

— Mais je ne comprends pas ! Vous aviez approu...


— Approuvé ?! Moi j'aurais approuvé ce ramassis de conneries ? Accuseriez-vous un manque de bonne foi de ma part jeune homme ? hurla le directeur dont le visage passa au rouge.


— Non pas du tout, ce n'est pas ce que j'ai voulu dire mais...


Le patron ne semblait pas disposé à le laisser finir ses phrases de lamentation. Eddy avait débuté celle-ci en étant persuadé qu'il ne la finirait pas. Il ne s'était pas trompé.


— Le client s'est plaint et veut qu'on remplace toutes vos croûtés avant jeudi midi. Et vous savez quoi ? On va respecter ses attentes.


— Vous voulez trouver un concept vendeur, imprimer les affiches et les disposer dans toute la capitale en deux jours ? Ce n'est physiquement pas possible, mon équipe créative met au mieux deux semaines pour pondre une bonne idée ! s'offusqua Eddy. Un hoquet nerveux s'échappa de sa bouche.


M. Lafargue avait poussé sa paperasse sur le coin de son bureau pour s'étendre vers son employé. Il se rapprocha en le fixant droit dans les yeux. Les siens étaient clairsemés de dizaines de petits vaisseaux rouges ; apparemment, il subissait un stress conséquent. Eddy comprit le message avant de l'avoir entendu, mais attendit poliment que le patron s'exprime avec des mots.


— Il n'est pas question de votre équipe là. Ils ont assez souffert d'avoir un chef si lamentable, pour rester poli. Vous avez jusqu'à demain matin neuf heures pour me remettre un dossier parfait. S'il ne l'est pas, ce ne sera plus la peine de remettre les pieds chez nous.


— C'est impossible, je...


— Que faites-vous encore là ?


— A demain matin, répondit Eddy complétement déboussolé.      

Tomber de bas ( Terminė)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant