19. Un déménagement amer

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Une semaine s'était écoulée depuis la dernière fois que Peter avait vu le publicitaire, et aucune nouvelle ne lui était parvenue. Il venait pourtant tous les matins à l'heure d'ouverture du building et voyait passer tous ces pingouins en costume qui se rendaient à leur bureau. Il restait posté là une heure ou deux et voyait parfois cavaler quelques retardataires, mais jamais son partenaire. Alors il revenait le soir aux alentours de dix-neuf heures, l'horaire à laquelle Eddy était censé finir. Mais non, en sept jours le publicitaire ne fit aucune apparition.


Une fois, Peter se risqua à questionner Steve malgré leurs différends, mais ce dernier fuyait les problèmes en se comportant comme un de ces soldats anglais aux chapeaux brossés. En fait, le jeune SDF avait beau chercher, il ne trouvait pas de réponses à son problème. Seul Théophile aurait pu l'aider, mais lui aussi était un adepte du cache-cache. Le temps que Peter ne passait pas à courir après Eddy, il le passait à fouiller Paris de fond en comble pour retrouver son meilleur ami. Il s'était rendu sur le toit où ils avaient dégusté le macaron, dans des catacombes parisiennes qu'eux seuls connaissaient, dans tout un tas de bibliothèques où son ami aimait passer du temps. Il s'était renseigné auprès de ses connaissances au cas où Théophile leur aurait parlé récemment, mais personne ne l'avait vu.


Déprimé, la faim au ventre, il avait fini par perdre la motivation d'agir. Au lieu de s'activer à attendrir les passants, il se languissait sur son matelas dans le couloir de la ligne 12. Théophile lui avait pourtant montré qu'en proposant de l'aide à de vieilles dames ensevelies sous une montagne de sacs, il pouvait manger tous les jours. Là, les ancêtres pouvaient toujours courir, il n'aiderait personne. C'était lui qui avait besoin de soutien.


Ce matin, à contre cœur, il sortit une petite boîte qu'il avait timidement placé devant lui en espérant qu'à son réveil, quelques pièces s'y trouveraient lui permettant de s'acheter un sandwich et de tenir. Mais il ne parvint pas à s'endormir. Il ferma seulement les yeux sur ce flux continu de personnes, trop honteux d'en être arrivé là pour pouvoir croiser des regards. Puis tout à coup, un bruit métallique résonna dans la coupelle. "Deux euros ?" pensa-t-il, le cœur excité. Se jetant sur la pièce, il arbora un sourire digne d'une mariée amoureuse. Il faillit accueillir la pièce sur ses lèvres tant il était heureux de sa valeur et de ce qu'elle représentait. Puis il se ressaisit. Il venait de se dégoûter au plus haut point. "Qui es-tu devenu Peter ?" se demanda-t-il abasourdi.


Plus tard, allongé sur le côté, face au mur, il ne put retenir des larmes en entendant cette voix de fillette: "Maman ? Il est mort le monsieur ?" Il pleura. Il pleura silencieusement, ressassant tous ces moments heureux qu'il avait pu avoir pendant sa difficile enfance et depuis sa rencontre avec Théophile. Jamais il n'avait été aussi triste. Il avait tenu dix ans dans la rue avec toute la dignité que se devait de garder un homme. Mais en l'espace d'une semaine, tout avait basculé. Il était en train de franchir le seuil de la véritable misère. Puis alors qu'il pensait que tout était perdu, une main se posa sur son épaule. Surpris, il garda les yeux fermés pour savourer ces secondes d'espoir. Il imagina son ami lui sourire, ou Eddy s'excusant. Même, l'idée que ce soit cette rousse, lui transperça l'esprit. Malheureusement ce fut Janine, policière de Paris accompagnée de quelques collègues.

— Bonjour monsieur, vous allez bien ? demanda-t-elle, de la pitié dans la voix.

Peter la trouva belle et réconfortante. Il aurait voulu sortir de son chapeau une liasse de billets et lui annoncer que la vie était splendide. Il manquait de preuves.


— Euh... oui parfaitement bien, je m'apprêtais justement à aller prendre une douche, répondit-il, conscient qu'il sentait l'urine.


— Ecoutez monsieur, pour être honnête avec vous, on a reçu de nombreuses plaintes et on ne peut pas vous laisser rester ici.


Peter ne réussit pas à répondre à ça, une sensation atroce lui brûla la gorge et un sentiment d'écœurement lui serra la poitrine. La policière reprit:


— On sait que c'est dur monsieur. On va vous laisser une heure pour quitter les lieux, autrement on devra revenir pour vous escorter hors d'ici.


"Dois-je me saisir du pistolet qui dépasse de sa ceinture pour me le retourner dans la bouche ? songea-t-il, totalement désemparé. Mais il s'avéra que Peter aimait la vie. Il lui restait l'espoir d'embrasser un jour la femme de ses rêves, de se faire pardonner auprès de son ami, et de poursuivre son projet avec Eddy qui réapparaîtrait sous peu. Il opta donc pour l'option la plus raisonnable: quitter les lieux. Peter réunit le reste de forces qui lui restait pour se dresser sur ses deux pattes. Son regard parcourut sa pièce à vivre avec amertume: en six ans, jamais il n'avait eu à s'en aller de cette place devenue son foyer. Il comprit avec tout le courage possible, qu'à moins qu'un miracle ne se produise, sa vie paisible était définitivement derrière lui. Il rejoignait la rue, la vraie, sans ses petits privilèges.


La première étape consistait à ne pas craquer mentalement. La seconde, à traîner son matelas jusqu'à dehors. Un vrai calvaire. Ses muscles s'étaient bien affaiblis durant cette semaine où il n'avait pratiquement rien avalé, cet effort lui fit tourner la tête. Quand il arriva enfin à la surface, rue d'Amsterdam, le froid s'enroula autour de ses épaules et cracha son venin dans sa poitrine. Il s'effondra de tout son long sur le dallage, inconscient.

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Tomber de bas ( Terminė)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant