27. La lignée des Publiçois

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Le discours de M. Lafargue avait été émouvant. Le directeur réussit à faire oublier ses deux heures de retard. Il faut dire que personne n'avait échappé à ses compliments, il était fier de son équipe. Même Giselle qui ne foutait pas grand-chose eut le droit à des félicitations. Bon, on la remercia de distraire les troupes avec son sourire et ses formes généreuses, le compliment valait ce qu'il valait ! Tous avaient reçu des éloges démesurées, parfois ses paroles avaient eu des résonnances hypocrites. Puis à la grande stupéfaction des employés, quand vint le moment d'acclamer celui qui avait apporté l'idée de l'année sur un plateau d'argent, M. Lafargue invita le héros du jour à s'entretenir avec lui dans son bureau. On ne revoyait jamais ceux qui montaient... soit ils se faisaient virer, soit ils obtenaient une promotion à l'étranger. Le dernier était Eddy, personne n'avait de nouvelles. Le suivant, c'était Peter. Il montait au dernier étage du building, un étage préservé comme un temple. Mais il ne songeait pas vraiment à l'honneur que le PDG lui faisait. Sa vie s'écroulait autour de lui alors que dans cette entreprise, on essayait de lui faire croire le contraire. "Je pense avoir besoin de vacances", se dit intérieurement Peter. Il répondait uniquement par oui et par non aux questions de M. Lafargue, même quand il lui demanda "De quoi vous êtes-vous inspiré pour la campagne de Coca-Cola ?". L'échange n'était pas très interactif, le patron préféra se taire dans l'ascenseur et jusqu'à son bureau, où il l'invita à entrer:

— Allez-y mon garçon, prenez place. Un whisky peut-être ? proposa M. Lafargue pour décomplexer son invité. Oui, au dernier étage, nous autres les PDG goûtons à certains privilèges, précisa-t-il en apercevant la réticence de Peter quant à accepter un petit verre d'alcool. Après tout, n'aviez-vous pas ouvert du champagne en bas ? J'ai cru voir quelques bouteilles vides !

— Oui, aujourd'hui pour la première fois, nous avons bu de l'alcool dans les bureaux, répondit Peter en trempant ses lèvres dans le liquide brun ; le verre était parvenu dans ses mains sans qu'il n'ait trop eu besoin d'insister.


Mentalement, il n'était pas là. Il lorgnait, désintéressé, le mur où les précédents chefs de Publico étaient représentés. Son regard vagabondait lentement de photo en photo, s'arrêtant sur des détails sans importance, comme le grain de beauté du fondateur ou la calvitie de son successeur direct. Peter se demanda pourquoi en soixante ans d'activité, tant de directeurs s'étaient relayés. La taille des cadres rapetissait au fil des ans, comme si le décorateur des lieux anticipait un entassement au bout de la décennie.
M. Lafargue sentait l'attention de Peter flotter dans les airs. Il le lui fit remarquer amicalement :

— Vous semblez exténué mon garçon ! Vous dormez bien en ce moment ? J'ai appris vos récents exploits, vos collègues envient votre créativité vous savez ? Votre don est rare ! Eddy l'avait. Mais il n'en a pas fait bon usage jusqu'au bout. Il s'est relâché. Dommage.

Peter resta silencieux, il en était aux deux tiers de la lignée des Publiçois. Il était resté longtemps sur le visage d'une femme, Sarah Bechar. Elle avait été la première à prendre les commandes, mais aussi celle qui avait perdu sa couronne le plus rapidement à en juger les dates de son règne. Ses traits étaient durs. Dans les années 90, on n'avait sûrement pas picolé du champagne à l'occasion des succès de la boîte.

— Vous avez besoin de repos Peter, prenez des vacances, conseilla M. Lafargue.

— Je vais en prendre, assura le garçon, le ton vague.

— De longue ou de courte durée ?

— Deux semaines, peut-être trois.

— Très bien, accordé. Le PDG se racla la gorge et reprit gravement : j'ai entendu dire que vous souhaitiez vous absenter plus longtemps. J'ai ouï dire que vous souhaitiez nous quitter Peter. Est-ce bien vrai ? Vous m'en verriez profondément navré mon garçon, vous comptez énormément pour notre compagnie, expliqua-t-il en fixant ses yeux, mais sans réussir à capter son attention.

Peter ignorait où il avait pu apprendre la nouvelle. Les mails qu'il échangeait avec Léo Burnett auraient-ils été corrompus ? Il ne se sentait pas dans son assiette, il voulait rentrer chez lui.

— Vous semblez apprécier ces tableaux mon garçon. N'aimeriez-vous pas être le suivant ? Avoir votre portait à côté du mien et de ceux d'autres génies ? tenta le directeur pour le recentrer. Si vous continuez dans notre famille, celle qui vous a accueilli les bras ouverts, vous pourrez espérer un jour apparaître sur ce mur, assura le patron avec la conviction d'avoir vu le cœur du garçon vibrer.

Et en effet l'organe rouge avait fait un bon dans la poitrine de Peter. Son regard s'était figé. Il se passa la main sur le front pour essuyer les poussées de chaleur qui suintaient instantanément. Une crise d'angoisse semblait le guetter.

— Pourriez-vous m'en dire plus sur celui-là ? Le type juste avant vous, demanda Peter avec une excitation mal contrôlée. Ses mains tremblaient sans qu'il ne puisse les stabiliser.

— Patrick Vernon. Un bel enfoiré de première. Un jour il est parti avec un très gros butin. Ce chien nous a volé et nous ne l'avons jamais retrouvé. Disparu, comme envolé. Vous n'avez jamais entendu parler de cette affaire ? Tous les journaux ont écrit sur le sujet, c'était il y a sept ans je crois. La dernière fois que quelqu'un l'a vu, il s'enfilait tranquillement des sushis avec un nigaud qui a proposé au chef de laver sa vaisselle. Ça a fait la pub du restaurant d'ailleurs. Les trois Nagas, vous connaissez ?

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Tomber de bas ( Terminė)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant