9. Mona Lisa

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Il est vrai que la majorité des sans-abris se réveille chaque matin, tôt ou non, dans l'optique de tendre sa coupelle aux passants, ou de jouer des airs d'accordéon. A défaut de vouloir mettre des épinards dans l'assiette, les rêves ambitieux se comptent sur les doigts de la main. On est loin des villas et des îles paradisiaques, ici on salive devant un croque-monsieur. Attention, il y a des exceptions, certains désirent un peu plus ! Peter. Peter voulait sur la tranche de pain supérieure, un œuf au plat. Peter rêvait de croquer une dame. Une femme respectable, une femme splendide ! Si seulement ses dents avaient pu être jaunes et ses vêtements sales... mais sa mie était pour lui aussi inaccessible qu'une brioche chez Lenôtre. Pour une femme de ce standard, il fallait au minimum la carte gold voire la black. Lui possédait seulement la carte de la soupe populaire.


Tous les matins à sept heures tapantes, son réveil à piles résonnait dans le couloir de la ligne douze. En cette journée aussi ; la petite beuverie de la veille n'était pas une excuse. Le son de son appareil tonna, il le collait à son oreille pour tuer les chances de manquer l'horaire. Il démarra dynamiquement, comme à son habitude, par une dizaine de pompes et sortit un vieux poster de Jason Statham pour se motiver. De façon machinale, il se passa de l'eau sur le visage pour effacer les traces de crasse et se coiffa devant un miroir de poche rose vif avec Barbie dessus qui lui faisait un clin d'œil. C'était un gadget offert par une petite fille, pour le remercier de lui avoir conté une histoire, de Concorde à Pigalle. Son père avait épié la scène sans jamais cligner des yeux. Une fois tout beau – tout est relatif – Peter regarda sa montre d'un air satisfait, puis attendit Lisa.

Dans l'attente, il se rendit compte que Théophile avait disparu. Après une violente cuite, le vieux remontait toujours vomir à l'air libre, mais avec la bonne boisson de la veille, peu de chances qu'il ait mal digéré. Peter n'avait aucune idée d'où il avait pu se fourrer. Il le chercherait après avoir vu Lisa.

Tout à coup, un fourmillement raisonna au loin. Ces hommes et femmes réglés comme des horloges pointèrent leurs premiers visages. C'était un raz-de-marée de passagers fatigués qui s'élança dans le couloir de la ligne douze et qui passa devant Peter sans le voir. Personne ne déposa de pièces dans son chapeau – chapeau en velours qu'il ne portait jamais parce que ce n'était tout simplement pas son style – mais Peter ne s'étonna pas puisque le matin, les musiciens et les marionnettistes raflaient tout dans les wagons. Sur le chemin, de bonne heure, les parisiens ne s'arrêtaient jamais. Certains couraient et slalomaient entre leurs semblables qu'ils bousculaient volontairement quand ces derniers se déplaçaient à une allure d'escargot. Peu d'entre eux étaient joyeux, leurs visages grisâtres défilaient un peu comme des boîtes de conserve sur des tapis roulants d'usine. Le jeune SDF se redressa pour ne pas manquer Lisa.


Le vague s'essouffla et il ne resta plus que quelques trainards, tous aussi maussades que leurs prédécesseurs. Puis le couloir se vida complètement. Il ne restait plus que Peter et l'affiche publicitaire collée pile en face de lui. Cette semaine, c'était une femme à la peau mate qui se délectait d'un yaourt au chocolat foncé ; rien de plus agaçant pour un homme démuni. Ça lui rappelait qu'un bon petit déjeuner ne serait pas de refus, ça faisait longtemps qu'il n'avait pas mangé le matin. Alors il se fit un pari à lui-même: "si elle ne passe pas aujourd'hui, je me prends un pain au chocolat !" Puis seulement quelques secondes après avoir lancé le jeu, la viennoiserie lui passa sous le nez. Elle était belle, très belle même. Lisa mesurait à peu près la même taille que lui, avait de jolies formes à l'arrière ainsi qu'à l'avant, et par-dessus tout, elle était rousse. Un roux naturel, un roux flamboyant ! Peter se laissa hypnotiser par le balancement de sa chevelure enflammée, il eut même l'impression que l'atmosphère venait de prendre quelques degrés. Ses tâches de rousseurs se transformaient en labyrinthe pour lui, son regard étant le personnage et les points beiges les buissons géants. Il s'y perdait toujours, le maléfice prenait fin seulement quand elle disparaissait de son périmètre, vingt-quatre heures interminables. Quand elle sortit de son champ de vision, son cou se rétracta jusqu'à sa taille initiale ; Peter s'était presque déboîté la tête pour arracher une dernière image de la belle. Le silence s'était installé pour cinq minutes avant le prochain débarquement. Là, Peter se retrouvait seul. Enfin... il restait la goinfre et son yaourt. Comment résister ? Il rassembla ses piécettes puis fonça dans une supérette, s'emparer du produit chocolaté.       

Tomber de bas ( Terminė)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant