Eddy n'avait pas de montre à son poignet, seulement un bracelet en ficelles que lui avait offert sa femme à l'époque où elle l'aimait. Ni les fils noirs, ni sa peau vierge n'étaient capable de lui indiquer combien d'heures il traversait. Sa pendule dans l'immédiat, c'était les voitures. Il considéra que chaque véhicule fonçant sous ses yeux, correspondait à trois secondes. Les feux stoppaient le trafic pendant une minute vingt-huit. Au bout d'un moment, il se perdit dans toutes ces précisions et en vint la conclusion qu'il attendait depuis longtemps.
Ce qui le déconcentra dans ses calculs, ce fut une cycliste daltonienne qui ne put faire la différence entre la couleur de son pantalon et la route bleu foncé. Elle lui passa dessus, le prit pour un dos d'âne, ne se retourna même pas. Bien que peu sensible à la douleur physique – la douleur mentale abondait dans son système nerveux – il décida d'orienter différemment son corps. Un automobiliste daltonien n'aurait pas le même effet.Il se retrouva face à une grosse flaque d'eau à moitié gelée. Le craquelage dessiné en fins traits sur la croûté glacée reflétait l'état de son cœur. Déchiré, fendu, en très mauvais état. Eddy en avait assez d'être le roi des cocus, assez d'être le dernier des publicitaires. De toute manière, ses deux patrons allaient se séparer de lui. Sous peu, il recevrait une lettre d'Mathilde et une autre de M. Lafargue. L'appartement ayant été payé par l'héritage de sa belle, il allait se faire expulser dare dare. Le PDG de Publico étant une belle salope, il allait mentionner sur son dossier toutes ses plus laides réalisations, précipitant ainsi toutes ses futures recherches d'offres emploi à l'échec. Son compte vidé par les caprices d'une femme avide, ne lui permettra de vivre confortablement qu'une année ou deux. A cette pensée, ou sous la douce chaleur d'un magnifique rayon de soleil, le chapiteau de glace s'effondra.
L'eau ondulait à cause des éclats de glace qui se mettait à flotter à la surface, l'image renvoyée sur la rétine d'Eddy resta floue un moment. Puis lorsque les cercles animés cessèrent de troubler le calme de la flaque, il vit nettement la majestueuse enseigne PUBLICO, avec ses épaisses lettres noires. Dans ce grand miroir naturel, Eddy voyait également les parisiens marcher sur le boulevard. Il les épia sans trop se concentrer, son esprit restait déconnecté de la réalité. Puis comme un choc électrique, son esprit redevint vif. Les passants à l'allure peu soignée n'avaient pas tout de suite attiré son attention, mais le nombre de malpropres qui défilaient à présent devant lui sortaient de la normalité. Aucun des vingt-huit hommes et femmes ne portaient d'écharpe en fourrure véritable ou de sac en cuir de crocodile. Pour la ville de Neuilly ? Observation insensée.
Eddy se leva d'un bon, puis fut frappé de stupeur et d'incompréhension. Sous ses yeux, dans une des rues les plus prestigieuses de la capitale – et surtout devant son entreprise – un groupe de SDF venait de déplier leurs tentes. Des femmes, des hommes, des chiens, il y en avait pour tous les goûts. Le publicitaire crut même apercevoir un thaïlandais qui agitait une pancarte de plaintes écrites en syrien.
Steeve, le vigile responsable du calme sur son petit périmètre, explosa en de grands gestes alarmés, comme s'il cherchait à faire fuir une armée de pigeons. Les sans-abris ne s'envolèrent pas, leurs habitats de fortune ne quitteraient pas le pavé.
— Qui est le responsable de cette mascarade ! beugla Steeve, paniqué.
Il n'arrêtait pas de jeter des coups d'œil vers les fenêtres supérieures, craignant qu'un homme important sorte la tête par la fenêtre pour lui annoncer qu'il était viré si dans les cinq minutes, les choses ne rentraient pas dans l'ordre. Personne au-dessus ne remarqua le grabuge, mais plusieurs employés sortis de leur journée de labeur lui lancèrent des regards noirs.
Soudain, une voix émergea du groupe. Le vigile sembla retrouver une lueur d'espoir en entendant quelqu'un capable d'entamer une discussion.
— C'est moi. Je suis le responsable de ce squat. Et nous ne partirons qu'une fois que mon ami Eddy sera passé derrière cette porte.
Peter s'avançait droit sur Steeve, tel un chef révolutionnaire intrépide. De toute la bande il avait le plus de charisme ; vu sous cet angle, Eddy comprit que ce SDF était loin d'être débile. Il comprit aussi que son idée allait fonctionner, alors il s'approcha à son tour, retrouvant son assurance habituelle.
— Il n'en est pas question ! J'appelle la police, elle va s'occuper de vous ! cria Steeve, conscient que l'une ou l'autre des deux issues proposées par le siège allait le mettre dans le pétrin.Hélas, il n'eut pas la chance de recevoir ce renfort. Un type mal rasé, alcoolisé et puant sacrifia sa bouteille de rhum sur son crâne. "J'en ai marre des poulets", se justifia-t-il.
— Tu y es allé un peu fort mon garçon, déclara Eddy à son chef allié.
— Je comptais ramener un peu moins de monde, mais tu m'as donné les moyens de rameuter tous les crève-la-faim de la ville. Eh toi là ! interpella-t-il. Laisse le corps par terre, je vais m'en charger. Rentrez chez vous, conseilla Peter alors que trois jeunes trainaient par les bras Steeve inanimé, tels des mort-vivants assoiffés de sang. Quant à la suite, que la chance nous sourit mon ami ! Que la chance nous sourit...tyle��}=3�6
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Tomber de bas ( Terminė)
AventuraPeter et Théophile ont touché le fond. Le genre de trou ténébreux qu'on ne remonte pas avec une échelle, mais bien en utilisant son cerveau. Un brin de courage peut aider, mais est-ce suffisant ? Il va falloir se salir... Terminé, pas de modifs en v...