13. Starbucks

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Eddy grommela des insultes inaudibles, il en avait par-dessus la tête de cette maudite matinée. Motivé malgré tout à créer cette affiche, il s'installa dans le Starbucks le plus proche. C'était celui situé à quinze mètres de la place Opéra, en majorité fréquenté par les businessmen des environs. Il sélectionna minutieusement le fauteuil le plus confortable de la salle, puis commanda le café le plus calorique de la carte, celui avec la chantilly. Une fois parfaitement installé, il sortit son ordinateur portable, le posa sur ses genoux et débuta l'après-midi la plus importante de sa vie.


La concentration vint rapidement ainsi que sa première idée. Il imagina un canapé abîmé et troué à des endroits, doué de parole qui se plaignait en une bulle de dialogue comme dans les BD. Eddy ratura quelques tentatives telles que « Ayez pitié de moi, changez-moi ! » ou encore « Pourquoi suis-je toujours au milieu de votre salon ? ». Le publicitaire sourit, ça prenait forme plus rapidement que ce qu'il n'espérait. Pour s'auto-récompenser, il tira trois gorgées sur sa paille, puis lécha sa cuillère pleine de crème fouettée. Mais en revenant à son idée, il réalisa qu'il pouvait faire mieux. En réalité, il était conscient qu'il venait de créer une bouse de plus, mais se voiler la face semblait être une bonne parade au sabrage de moral. Il se replongea naturellement dans son imaginaire comme si cet après-midi n'avait rien de particulier, et réfléchit d'autant plus fort. A court d'inspiration, il sentait les courants d'air traverser d'une oreille à l'autre. Eddy avait l'impression de chercher une pépite d'or cachée dans une immense armoire dont le moindre compartiment était totalement vide. Finalement, à force de fixer son écran immaculé, il s'assoupi.
L'heure tourna, le café refroidit et l'atmosphère se rafraîchit. Les groupes d'amis allaient, restaient une heure où deux, puis repartaient, tandis que la page Word d'Eddy se remplissait à une allure surprenante. Il avait noirci pas moins de cinquante feuilles ! Quand il se réveilla et retira son nez du clavier, l'écriture régulière se stoppa. Il sélectionna les milliers de t, puis les supprima en un clic. Page vierge. Il sua à grosses goûtes lorsqu'il s'aperçut qu'il était déjà dix-neuf heures. Jamais un retour à la réalité ne fut aussi violent. Eddy voulut prendre une gorgée de sa boisson caféinée, mais il recracha immédiatement le contenu glacé dans le gobelet. Il espérait retrouver une concentration efficace, seulement une bande d'intellectuels avaient envahi son territoire. L'homme à sa gauche discutait du chômage avec l'homme à sa droite sans se soucier que ses tympans au milieu absorbaient tout leur baratin. Pour le coup son imagination se connecta aussitôt, Eddy se voyait déjà faire grimper les chiffres de la précarité s'il ne trouvait pas rapidement l'idée du siècle. Quand il essayait de penser à une affiche convaincante, il se voyait lui-même allongé sur un canapé bleu usé sous un vieux pont de Paris. L'image le fit paniquer, alors il rangea en trombe son ordinateur portable dans son beau cartable, et fila comme un éclair hors de ce lieu asservissant.


Comme si le temps se réglait en fonction de son humeur, le ciel gronda et il plut violemment sur la précieuse chevelure d'Eddy. Par réflexe, il voulut se protéger la tête en portant sa mallette au-dessus de lui, quand soudain celle-ci s'ouvrit laissant s'échapper son instrument de travail. La situation le propulsa dans une sphère invisible régie par la honte, il préféra fuir les regards plutôt que de découvrir l'état de son objet devant ces passants curieux. Il jura. Eddy était à deux doigts de s'arracher les poils de la tête, mais se ravisa en s'imaginant à son entreprise le jour de son licenciement, avec un crâne de skinhead devant ses futurs ex-collègues. Rassemblant ses affaires, il se dépêcha de rentrer à son appartement, le seul endroit où la poisse ne l'avait pas encore atteint en ce jour étrange.     

Tomber de bas ( Terminė)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant