3. Talisco

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(6 ans plus tôt)

Des jeunes quand c'est bourré, ça ne fait plus attention à rien. Dans la tête d'un mec, résident seulement les espoirs érotiques qui défilent en boucle à chaque sourire échangé. Un type peut vider son porte-monnaie, croisant les doigts pour que la fille choisie finisse assez ivre pour se laisser guider jusqu'au matelas, ou même au bout d'une ruelle si ses jambes ne la portent plus. L'attrait universel pour les femmes minces découle probablement de là d'ailleurs, vu que plus la personne est grasse, plus elle résiste aux effets de l'alcool. Si les goûts différaient, le budget "baise" serait trop élevé.


Dans la tête d'une fille, le scénario s'inverse. Ça réfléchit aussi beaucoup, mais pas pour la même quête ; une femme doit flairer le bon pigeon avec le bon porte-monnaie. Quand l'oiseau commence à chanter des mélodies romantiques, il s'agit d'un rat. Mieux vaut se tourner vers le timide qui lancera des "tu veux boire un autre verre ?" à chaque blanc gênant.


Parfois avec trop d'alcool dans le sang, des beignes partent pour un regard mal interprété, ou même un malheureux strabisme. Trop d'influx nerveux. En tout cas, l'alcool n'a jamais rendu un jeune gentil. Peut-être parce que le vrai fond ressort ? Dommage en tout cas. Peter apprécierait bien un peu d'aide ; qu'on lui tende la main avant qu'un malheur ne se produise.

Dans ses oreilles, ses écouteurs balançaient les watts. Du Talisco, leur meilleure chanson, "The Keys". Il attendait le refrain pour que l'adrénaline monte. Il fallait que les ondes sonores envahissent son organisme tout entier, que ses muscles se dégourdissent, que son pouls s'accélère pour que la peur ralentisse. Pourquoi ? Qu'allait-il faire de si dingue à cinq heures du matin, au beau milieu de la capitale ?


Plus loin, les jeunes défoncés quittaient leur péniche préférée, celle où ils pouvaient danser sans complexes. Son petit nom, c'était La Concrète. Là-bas, certes la drogue circulait à foison, mais personne – pas même un adepte de musique commerciale – n'oserait dénigrer la bonne ambiance. En revanche, des jeunes sous D, c'est comme les jeunes bourrés: ça ne fait plus attention à rien. Ils défilaient tous devant Peter comme on défile devant un fantôme de rez-de-chaussée. Deux raisons possibles : soit tous ces jeunes revenaient de Rio et avaient pu admirer les plongeurs professionnels à l'occasion des jeux olympiques, soit les substances avalées altéraient leur morale. Parce que Peter, debout sur la barrière verte du pont Bir-Hakeim, semblait hésiter entre un triple salto vrillé et un double salto arrière.


Quand Talisco envoya la sauce, Peter sauta. Il opta finalement pour un saut de l'ange, mais sans revenir à la verticale. Le plat l'assomma et il ingéra l'eau trouble de la Seine. Pas d'aqua stress, il passait directos à la phase trois de la noyade ; voies respiratoires obstruées, Peter coulait à pique. On dit qu'une fois les poumons remplis d'eau, le cœur s'arrête et s'il n'est pas relancé dans les deux minutes, le cerveau garde des séquelles invivables. Tu peux vite fait te retrouver avec la bouche de double face dans Batman par exemple. Enfin bref, Peter toucha le fond dans les deux sens du terme. Autour de lui, les poissons se regardaient les uns les autres, se demandant si le dîner était servi ou s'il fallait laisser mariner encore un peu. Il fallait laisser mariner encore quelques secondes, il mourrait à petit feu. Sa conscience passa en mode veille, un point positif à marquer sur le tableau noir. Bon nombre de gens considèrent la noyade comme la pire mort au monde. Imaginez un peu cette sensation d'impuissance sous cette masse bleue qui vous emporte ! Quand bien même le gaillard est musclé, sa lutte est vaine, l'eau pèse plus lourd dans le combat. Si à la boxe on opposait les hommes de plus de quatre-vingt-onze kilos aux femmes poids plume, le résultat serait comparable. Le seul moyen de s'en sortir, s'apparente à tenter un deux contre un. Peter reçut cette aide et fut tiré hors du fleuve. Oui c'était un peu de la triche, certes.


— Comment tu te sens ? demanda une voix alors qu'il reprenait ses esprits.


Peter n'avait pas l'habitude de se plaindre, alors il ne dit rien. Pourtant il avait mal au cœur, mal aux poumons, mal à la tête, mal aux muscles. Il respirait en inspirant profondément, à un rythme anormal.


— Je vais t'emmener à l'hôpital, tu as peut-être de l'eau dans les poumons.


Le jeune homme ne connaissait pas son sauveur. Il ne comprenait pas pourquoi on mouillerait sa jolie veste pour un idiot suicidaire tel que lui. Ce monsieur, élégant même trempé de la tête aux pieds, était intelligent. Ça se sentait tout de suite, nul besoin d'explications. Sur la berge, cet homme agissait comme un ange. Peter n'arrivait pas à lui en vouloir de s'être interposé entre son cou et la faux.

— Je voulais mourir. Si le destin veut que je vive, je vais vivre. Mais je ne me soignerai pas, expliqua Peter en puisant dans ses ressources d'énergie.

— C'est ton choix. Retiens-toi de crever au restaurant, c'est tout ce que je te demande, dit l'autre comme s'il parlait d'un service commun.


— Quel restaurant ? questionna Peter en tapotant ses oreilles pour évacuer l'eau devant ses tympans. Il n'était pas sûr d'avoir bien entendu.


Le héros du jour offrit des vêtements neufs à Peter, ainsi qu'une serviette pour se sécher. "T'étais dans les vapes, alors je me suis éclipsé jusqu'au magasin au-dessus, de l'autre côté de la route. T'allais pas te sauver de toute façon", dit-il à Peter dont le regard trahissait l'incompréhension. Pendant qu'il se changeait, cet homme bourgeois lui parla du chef qu'il connaissait personnellement: "... il est très sympa, il te fera un plat spécial rien que pour toi...". Peter le coupa, quelque peu gêné:


— Vous êtes bien gentil mais je suis fauché.


En réponse il sourit, et le tira par la main jusqu'à ce fameux restaurant.


Tomber de bas ( Terminė)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant