37. Le père Fouettard

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Peter courait dans la nuit avec les trois édredons sur le dos, tel le père Fouettard après un mauvais coup. Il était tard, il n'y avait personne pour l'arrêter. Filant plus vite que la lumière, il s'éloignait de la gare Saint Lazare. Il tourna chaque fois qu'il en avait l'occasion, alternant la droite et la gauche pour brouiller les pistes. Une fois, il plongea derrière un muret à cause d'un couple qui flânait gaiement à la même heure que sa truanderie. Parano, le vent lui donnait parfois l'impression qu'un policier plaquait une main ferme sur son épaule. Il courait, il courait vite. Ses jambes le portaient où il souhaitait à une allure démesurée, l'adrénaline lui aurait fait remporter le cent mètres face à Usain Bolt. Soudain, sorties de nulle part, six jeunes filles ivres arrivèrent dans sa ruelle. Pas d'abris, sa seule option consistait à cacher son visage derrière un coussin. Ils se croisèrent ainsi, Peter ne put les voir et elles également. Elles se marraient, il les entendit se moquer de lui. "Rigolez bande d'idiotes, vous n'avez pas trois millions dans les bras !" songea Peter sans ralentir d'un chouia. Fatale erreur, il trébucha sur une paire de jambes en travers du trottoir.

— Range tes pieds, imbécile ! gueula Peter en essuyant une goutte de sang qui perlait sur son coude. Il avait préféré garder les édredons serrés contre lui plutôt que de se protéger de ses mains.

Peter jeta un rapide coup d'œil au type qui lui avait fait obstacle. Il le connaissait. C'était un SDF. Il en avait toutes les caractéristiques avec la crasse sur les joues et la bouteille à bout de bras. Ses cheveux mi-longs avaient sévèrement perdu de leur blond éclat. Il avait bien maigri aussi. Peter hésita à lui donner une liasse mauve mais songea aux questions que ça allait soulever. Il s'imaginait le lendemain lire la presse, un article qui parle de son don unique à un clochard. Ça réveillerait les enquêteurs d'une vieille affaire irrésolue. Parce qu'Eddy faisait anciennement partie de Publico, ils auraient immédiatement fait le rapprochement. Alors Peter repensa amèrement à tout ce que cet homme avait fait pour lui. Eddy lui avait rapidement accordé sa confiance, lui donna ses premiers billets et son premier toit. Avant que Peter ne se présente devant M. Lafargue pour l'avertir que son employé ne produisait plus rien, ils avaient ri. De gros rires francs. Au début ils ne s'étaient vus que pour le travail, puis leur complicité les avait poussés à boire des verres le soir dans des bars et à s'affronter l'après-midi sur un cours de tennis. Leur quotidien naviguait sur le fleuve du bonheur. Jusqu'au jour où Lisa fit couler la barque. A l'appartement le soir, elle commença à se plaindre de leur niveau de vie. Elle lui prouva par A plus B qu'Eddy s'était rapproché de lui uniquement pour protéger ses intérêts, qu'il devait se montrer fort et prendre la place qu'il méritait dans l'entreprise. Mais l'équation était erronée. Il avait compris son erreur en lisant ses lettres en Floride. Eddy dormait en ce moment-même dans la rue parce qu'il s'était ruiné à coup de milliers d'euros, dans le but que sa folle ex lui lâche la grappe. Si ce n'était pas une preuve d'amitié ça... Pourtant Peter ne comptait pas prendre le risque de lui offrir d'argent. Il lui sourit, gêné, avant de tourner les talons.

— Tu peux rester, je ne t'en veux plus, proposa Eddy d'une voix qui dépeignait les mille et une blessures de son âme. Un inconnu qui l'aurait entendu parler, même dans un autre contexte, aurait composé le 15 au cas où.

— Je n'ai pas le temps je... d'accord je veux bien m'asseoir un moment, se corrigea-t-il. Emma, Maxime et Tommy dormaient probablement encore et il s'était assez éloigné pour s'accorder une courte pause.

Le sol était humide et froid, il fit bien attention de ne pas abîmer ses oreillers en s'asseyant. Il sentait son jean s'imbiber d'eau, imaginait un bain aux thermes ou dans une salle d'eau gigantesque qu'il ferait ériger en un claquement de doigts. Eddy n'avait pas trouvé le savon depuis belle lurette, il empestait. L'odeur gêna Peter, devenu un habitué des poésies odorantes. Ainsi, il se tint assez distant pour éviter une conversation en apnée et assez proche pour ne pas paraître impoli. Son voisin ne décrochant pas un mot, il prit la parole :


— Tu... tu as le droit de m'en vouloir tu sais, je comprendrais.

— Ah quoi bon ? J'ai voulu me servir de toi au tout début et tu t'es servi de moi à la toute fin, sommes-nous si différents ?

— Nous n'avions rien vécus ensemble, c'est différent, fit remarquer Peter qui ne saisissait pas la raison de sa rédemption.

— L'argent nous a tous les deux aveuglé. Point. Il n'y a rien à ajouter, coupa sèchement Eddy, rageur.


— Bien, bien, dit Peter mal à l'aise. Il ne savait pas quoi ajouter, tout sujet devenait embarrassant dans cette situation où le SDF devint riche et le riche, SDF. Finalement, il posa cette question pas si idiote : C'est quoi la suite pour toi ?

— La suite ? répéta Eddy amusé. Quelle suite ? Tu vois une suite possible toi ? Je te rappelle que tu étais mon unique ami.


— Il te reste bien ta femme non ? rebondit Peter qui n'osa pas le contredire. Elle a l'appartement et des sous, pourquoi ne pas retourner auprès d'elle ?

— Pff, soupira le puant. Pour lui dire quoi ? "Salut je suis de retour et complétement fauché ! Dans mes bras mon amour !" Je t'ai parlé des milliers de fois d'Mathilde, elle aime le pognon.

— Oui, mais elle t'aime toi aussi !

— Non, assura Eddy sans laisser la place au doute.

— Pourtant, elle est venue me raconter le contraire...

— Que veux-tu dire ? s'intéressa l'ex publicitaire de Publico, qui se redressa à la manière d'un suricate.

— Elle te cherche. Mathilde a débarqué un soir en pleures dans mon salon, elle m'a supplié de l'aider à te retrouver. Ta femme t'aime, elle me l'a dit !

Eddy renaissait de ses cendres. Les silex s'étaient percutés, une flamme d'espoir scintillait dans son regard. Il semblait tout de même hésiter, mais quelle autre option avait-il ? S'il continuait à dormir dans son urine, il allait finir par crever, alors autant tenter sa chance. Il se leva, suivit de près par un Peter monté sur ressorts. Côte à côte, l'ex-publicitaire en profita pour le serrer contre lui, comme un vieux frère. Puis il lui demanda une dernière faveur :

— Je pue et je suis laid, aurais-tu une pièce ? Que je prenne une douche et que je puisse m'acheter des vêtements.
— Je regrette Eddy, mon portefeuille est vide ce soir, répondit-il en se concentrant sur le mot "pièce"... Il n'avait que des billets.

Eddy le crut de bon cœur et s'en alla,ému et reconnaissant. Peter le regarda s'éloigner avec amertume. Avec sadégaine de sans-abri, il ne payait pas de mine. Et dire qu'il aurait pu leparer d'un beau costume... Soudain, il entendit un homme bouleversé hurler sonprénom dans la noirceur de la nuit. On aurait dit un cri de loup blessé.C'était proche, ça se rapprochait. 

Tomber de bas ( Terminė)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant