Se dressant soudain dans le bec du condor, Lyan bondit au sol et atterrit souplement, les jambes fléchies. Sa cape pourpre se déploya autour de lui, et il ramena son capuchon sur son visage.
« Aha ! Un duel ! » s'exclama Zasanjal Larme de sang, ravi.
La loi sozyès stipulait en effet que les dirigeants devaient régler leurs différents par les armes. Les règles de ce genre de duel étaient cependant très strictes: il s'agissait de surpasser son adversaire, de montrer que l'on était capable de le dominer sans le tuer ni même le blesser. Ces interdictions étaient capitales. Les respecter exigeait une parfaite précision du geste, une excellente maîtrise de ses mouvements et un grand contrôle de soi. Les cinq gouverneurs étant tous des combattants de haut niveau, un duel entre eux pouvait durer des heures. On racontait même qu'un affrontement entre Krâz Sang de Fauve, du clan du Piranha, et Ouzashal le Cultivateur de Poison, du clan de la Tarentule, s'était prolongé deux jours entiers.
Lyan le Prince Paré de Pourpre dégaina l'un des deux sabres qu'il portait à la ceinture, et la longue lame triangulaire étincela dans le soleil de l'après-midi.
Hoh-Yawao Dent Dure quitta la gueule du caïman d'un pas beaucoup plus pesant. Du fait de sa corpulence, il lui était difficile de se battre correctement avec une arme de poing; aussi s'était-il spécialisé dans les armes de lancer. Et il était doué. Qu'il s'agisse de javelots, couteaux, poignards, fléchettes, aiguilles et autres étoiles de jet, on ne lui connaissait pas d'égal.
La difficulté pour Lyan serait donc de l'approcher malgré ses projectiles, tandis qu'Hoh-Yawao devrait veiller à ne toucher aucun des trois spectateurs.
Lyan s'élança le premier, les genoux pliés, le sabre dardé droit devant. Instantanément, Hoh-Yawao exécuta un grand mouvement du bras, et trois couteaux vinrent tinter aux pieds de Lyan. Celui-ci s'immobilisa une seconde, et Hoh-Yawao en profita pour porter à ses lèvres une sarbacane en forme de flûte de Pan, agrémentée d'un bande de tissu dans laquelle se trouvaient les aiguilles. Il n'y avait qu'à tirer la bande pour qu'elles s'enclenchent d'elles-mêmes dans les tubes de la sarbacane. Tout l'art d'Hoh-Yawao résumé en un seul tir: les aiguilles s'envolèrent en scintillant dans la lumière, et passèrent au-dessus de la tête de Lyan en dessinant un arc de cercle parfait. Ce dernier se baissa instinctivement et, posant une main au sol, lança ses jambes en avant, effaça ses épaules pour éviter une nouvelle salve d'aiguilles, puis effectua une roulade contrôlée sur le ventre et tendit le bras. Sa lame siffla à un fil des chevilles d'Hoh-Yawao, qui recula précipitamment en envoyant six étoiles de jet d'un même coup. Mais Lyan avait déjà bondi, d'un saut tel qu'Hoh-Yawao ne put que lever la tête pour suivre son dos du regard tandis qu'il s'envolait. Il s'éleva d'abord à la verticale puis bascula en arrière, avant de s'arquer de manière à redescendre tête la première, précédé de son sabre. Cependant Hoh-Yawao s'était ressaisi et avait tiré l'un des javelots qu'il portait derrière l'épaule. Il le brandit pour accueillir Lyan qui fondait droit sur lui. Mais la longue lame triangulaire sembla tourbillonner autour du javelot et ne s'arrêta que devant le cœur d'Hoh-Yawao stupéfait. Puis, entraîné par son mouvement, Lyan atterrit en posant main gauche et pieds au sol, en un glissement fluide parfaitement maîtrisé.
Depuis leurs trônes, les autres dirigeants saluèrent son plongeon de hochements de tête approbateurs. En tant que président de la séance, Zasanjal Larme de Sang faillit se lever pour stopper l'affrontement. Mais son goût pour les duel, ainsi que le souvenir d'un service d'ordre politique rendu récemment par Hoh-Yawao, suspendirent son geste.
Furieux de s'être trouvé en situation d'infériorité, Hoh-Yawao lança son javelot de toutes ses forces. Lyan se plaqua à terre et l'arme lui frôla les reins. Ne voulant pas lui laisser le temps de se ressaisir, Hoh-Yawao fit quelques pas de côté et, de chaque main, envoya trois poignards qui se croisèrent pour se ficher de part et d'autre de Lyan. Celui-ci se redressa brusquement et voulu s'élancer. Mais Hoh-Yawao poursuivait ses jets de coutelas avec une précision et une vitesse impressionnante. Lyan recula, puis se baissa très bas; Hoh-Yawao décocha une série de fléchettes; Lyan sauta à la même seconde, passa au-dessus d'elles en plein vol, se réceptionna sur les mains - on entendit son sabre tinter contre le sol en marbre -, fléchit les coudes et projeta ses jambes sur le côté. Anticipant la suite de sa figure, Hoh-Yawao lança quelques javelines. Lyan aurait pu les éviter en faisant marche arrière, mais il prit le risque de bondir parmi les piques vrombissantes. Hoh-Yawao souffla dans sa sarbacane pour l'arrêter, mais il plongeait déjà, glissant en-dessous des aiguilles. Puis il sauta de nouveau, comme propulsé par une arbalète géante. Un nouveau jet de couteaux ne le fit pas dévier de sa trajectoire. Hoh-Yawao se décala alors de quelques pas, mais Lyan tira très vite son deuxième sabre et tendit le bras le plus loin possible. Parée de lumière, la lame fusa telle l'éclair devant la gorge d'Hoh-Yawao.
Lorsqu'ils se battaient, les fils du Condor étaient spectaculaires. Depuis la bouche du piranha et les mandibules de la tarentule, Mian-Meh le Moine Mystérieux et Ilsifa Réflexes de Serpent adressèrent des signes véhéments à Zasanjal Larme de Sang. Celui-ci dut se résoudre à se redresser et lever la main.
« Il suffit ! lança-t-il selon la coutume. Prince Paré de Pourpre, la victoire vous revient. »
Hoh-Yawao serrait toujours trois poignards entre ses doigts. Bien que visiblement mécontent d'avoir perdu, il les jeta aux pieds de Lyan et inclina la tête.
« Je reconnais ma défaite, Prince Paré de Pourpre. Je vous présente mes excuses pour vous avoir offensé en évoquant les rumeurs ayant couru à votre sujet.
- Bien », répondit froidement Lyan en regainant ses sabres.
Il réajusta sa cape trouée par le combat puis regarda Zasanjal Larme de Sang.
« De toute façon nous en avons fini, non ? Nous nous sommes mis d'accord sur un plan. »
Zasanjal scuta ses compagnons.
« Quelqu'un a-t-il autre chose à dire ?
- Moi j'ai quelque chose à dire. »
C'était Mian-Meh le Moine Mystérieux qui venait de parler, le regard assombri. Une brusque fureur semblait s'être emparée de lui.
« Vous avez un problème, vous, et on le constate une fois de plus ! cria-t-il. Vous êtes divisés et vous vous disputez pour un rien ! Prince Paré de Pourpre, pourquoi vous être énervé comme ça ? Et vous, Dent Dure, quel besoin aviez-vous d'évoquer des rumeurs ? Nous parlions des Farles ! Des Farles qui menacent notre territoire et notre peuple ! Mais vous, tout ce que vous trouvez à faire, c'est vous battre entre vous pour de totales futilités ! Vous ne savez que crier à la guerre de façon désordonnée, et vous êtes incapables de vous unir pour mettre au point un plan concret contre un ennemi commun ! »
Hoh-Yawao Dent Dure l'interrompit d'une voix sèche et brutale:
« Changez de ton, nous ne sommes pas vos sujets !
- De plus ce que vous appelez combats inutiles n'est que respect de la tradition, ajouta Zasanjal Larme de Sang avec une expression menaçante. Faites donc attention à ne pas tout confondre... »
La grande salle de marbre rose s'emplit d'un lourd silence. Toujours debout au centre, Lyan le Prince Paré de Pourpre finit par lancer:
« Eh bien ! Le Moine Mystérieux a dit ce qu'il avait à dire et nous lui avons répondu.
- La séance est close », conclut Zasanjal Larme de Sang.
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Complainte d'une fresque oubliée
AdventureUne terre, deux peuples. Un nouvel affrontement se profile entre Sozyès et Farles. Les premiers règnent sur presque tout le continent ; les seconds, venus de par-delà l'océan, entendent le conquérir. S'ensuit une lutte acharnée pour la domination d...