Les cinq gouverneurs (Dialogue)

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Mian-Meh quitta la salle des trônes par l'une des multiples arcades rongées par le temps et la végétation, et s'engagea dans un couloir. Il fixait le sol d'un œil sombre, les mains dans les poches de son long manteau brodé d'écailles de piranha. Son passage dans une pièce envahie par le lierre provoqua la panique d'une bande de petits singes, qui s'enfuirent en criaillant. Sans s'arrêter ni même les regarder, il descendit trois marches pour accéder à une nouvelle salle.

« Moine Mystérieux ! »

Il se retourna. Ilsifa Réflexes de Serpent accourait à sa suite. Dans le soleil de l'après-midi, ses cheveux ornés d'or et de cuivre ressemblaient à une flamme de métal incandescent.

« Qu'est-ce qu'il y a ? grogna-t-il.

- Je veux te parler. »

Les dirigeants sozyès ne se vouvoyaient que lors de leurs grandes réunions à Lî-fènê, car c'était ce qu'exigeait la tradition. Mais en dehors de la salle des trônes, ils se tutoyaient.

Mian-Meh se remit en marche.

« Alors dépêche-toi, je dois retourner au plus vite à ma capitale. J'ai des ordres à donner.

- Allons ! Ça fait longtemps que nous ne nous sommes pas vus. Nous pouvons prendre le temps de discuter un peu. Je n'ai pas compris pourquoi tu t'es énervé, au début tu ne voulais pas de la guerre et après tu te plains que nous ne fassions rien ?

- La guerre est nécessaire, et elle aura lieu. Mais je ne veux pas d'une attaque à la va-vite mais une action réfléchie, planifiée et coordonnée. C'est cela le chemin de la victoire.

- Peut-être, mais ce chemin est long... (Elle lui jeta un regard de biais avant d'achever:) Il se pourrait donc que tu n'aies pas le temps de le parcourir jusqu'au bout.

- Que veux-tu dire ?

- Je te rappelle que tu n'es pas l'occupant légitime du trône du Piranha.

- Je sais.

- Il revient à ton neveu, poursuivit Ilsifa comme si elle n'avait pas été interrompue. Tu te contentes d'assurer la régence jusqu'à sa majorité, ensuite de quoi il prendra ta place, ou plutôt la place qui lui revient de droit, puisqu'il est le fils aîné de ton prédécesseur, Marfil Bris de Crâne. A condition qu'il vive jusque là, bien sûr, ajouta-t-elle d'un air entendu.

- Je sais ! aboya Mian-Meh.

- Inutile de crier... Comment s'appelle-t-il déjà ?

- Fuzal.

- Et quel âge a-t-il ?

- Douze ans.

- Il te reste donc trois ans de règne. Trois ans pour agir. Trois ans pour marquer l'Histoire de ton empreinte. Si tu étales l'action sur la durée, tu n'auras pas le temps de faire quoi que ce soit contre les Farles. Tu devrais plutôt lancer l'attaque très vite, sans quoi personne ne retiendra ton nom. »

Mian-Meh s'arrêta et la dévisagea d'un regard tellement étrange qu'elle parut soudain embarrassée.

« Mais si, souffla-t-il d'une voix altérée. Je te garantis que l'Histoire retiendra mon nom.

- Qu'est-ce que tu manigances, Mian-Meh ?

- Si vous étiez unis, je vous l'aurais dit. Voilà ce que je vous reproche: votre division. Tu me parles de l'Histoire, mais as-tu oublié notre histoire ? C'est quand nos ancêtres se sont unis qu'ils ont conquis ce continent. Et si nous étions unis de même, nous aurions chassé les Farles depuis longtemps. »

Ilsifa ne répondit pas et ils se remirent en marche. Passant sous une voûte basse, Mian-Meh se baissa soigneusement pour ne pas la heurter des trois piquants de porc-épic fichés dans ses cheveux. Il reprit ensuite:

« Je pensais au Prince Paré de Pourpre... Quelle rumeur a bien pu l'énerver ainsi ? »

Ilsifa émit un rire cristallin.

« Je ne sais pas... Il y en a une qui prétend qu'il est passionné de jardinage, qu'il cultive des roses en secret et qu'il ne dort que dans des parterres de fleurs, mais je ne croit pas que ce soit ça ! (Elle reprit son sérieux.) Non... Il me semble qu'une histoire a couru sur lui il y a plusieurs années, quelque chose de grave... Mais je n'en sais pas plus... C'est mon père qui était en poste à l'époque.

- Tu pourrais lui en parler. »

Elle détourna le regard.

« Tu sais, mon père... Il est très âgé à présent, il est en train de sombrer dans le gâtisme... Si je lui parle du Prince Paré de Pourpre, il va croire que c'est son chien ! (Elle soupira.) J'aurais préféré que l'Unique rappelle son esprit avant qu'il n'arrive à pareil état ! Enfin... De toute façon, peu importe. Les rumeurs, ce n'est pas ce qui manque, elles courent sur chacun de nous. On raconte par exemple que c'est toi qui...

- C'est bon, le sujet est clos », répondit-il sèchement en accélérant le pas.

Elle rit dans son dos et le rejoignit. Ils étaient arrivés à l'extérieur, sur un perron en demi-lune ombragé à cette heure de l'après-midi par toute la masse du palais derrière lui. Un escalier d'une cinquantaine de marches s'amorçait devant eux, mais ils demeurèrent un instant immobiles, laissant leur regard planer autour d'eux. Enflammées d'orange, enluminées de vert, illuminées d'ombre et de lumière, les ruines de la cité luttaient vaillamment contre la jungle. La splendeur et le faste de jadis hantaient encore les lieux, malgré l'invasion progressive des lianes et autres plantes grimpantes.

Mian-Meh s'arracha le premier à cette vision du passé.

« Il faut que j'y aille, dit-il. Je n'ai pas de temps à perdre si je veux arriver à Salasala au plus vite.

- Salasala ? répéta Ilsifa, distraite. Ah oui, ta capitale... (Elle sourit dans le vague.) Moi je vais rester un peu ici. Je vais profiter de ce que je suis à Lî-fènê pour méditer et prier. »

Il se retourna sur les marches sans dissimuler sa stupeur.

« Toi, tu va prier ? Tu t'es mises à révérer l'Unique ? Avant tu blasphémais presque ouvertement !

- Je me suis amendée... La vieillesse de mon père et la mort brutale de ton frère m'ont fait réfléchir... »

Il ricana brièvement.

« Au moins sa mort n'aura pas été inutile ! »

Elle lui jeta un regard d'avertissement.

« Fais attention à ce que tu dis. C'était un de mes amis les plus chers. »

Il ricana de nouveau.

« Et même plus qu'un ami, s'il n'avait tenu qu'à toi. Mais il n'a jamais pu oublier sa femme.

- Tu ferais mieux de te taire, Mian-Meh. »

Il continua sans sourciller:

« Mon frère était beau, certes, et je comprends qu'il t'ait plu. Malheureusement, c'était peut-être sa seule qualité.

- La beauté est parfois chose suffisante, Moine », répondit pensivement Ilsifa.

Il parut sur le point de répliquer mais se tut. Un coup de vent frais passa, et ils l'inspirèrent tous deux profondément.

« Tu n'es donc pas habité par la beauté de cette cité ? » demanda doucement Ilsifa.

Il se détourna sans répondre, mais elle vit que, de la tête, il avait acquiescé.

***



Complainte d'une fresque oubliée Où les histoires vivent. Découvrez maintenant