Parmi les dirigeants farles (Rencontre)

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      La capitale de l'Avant-poste farle se nommait Sucodis. C'était une ancienne cité sozyès qui, quelques siècles plus tôt, avait été rasée par les conquérants puis reconstruite à leur manière. Elle arborait à présent l'aspect typique d'une ville farle, avec des rues pavées et perpendiculaires, séparées par de hauts murs percés d'arcs surhaussés et de grands immeubles de pierre taillée. Une épaisse muraille surmontée de plusieurs rangées de piques d'acier cernait le tout. Quant au palais gouvernemental, il ressemblait à une ville dans la ville. Lui-même encadré de fortifications, il se constituait de nombreux bâtiments surmontés de dômes sombres, reliés par des escaliers et des couloirs à ciel ouvert mais bordés de colonnes.

     Raerus, le chef de l'Avant-poste, avait coutume d'arpenter ces couloirs lorsqu'il avait besoin de réfléchir. Il marchait lentement sur les dalles de pierre mouchetée, sans se laisser distraire par le chant des oiseaux ni les bruissement du jardin alentour, quand il aperçut une silhouette venant vers lui. Il plissa les yeux dans le soleil déclinant.

     Ah, c'est Valériane, l'identifia-t-il. Ça tombe bien, je vais lui demander son avis.

     Valériane faisait partie du triumvirat de généraux qui commandait l'armée dans l'Avant-poste. Bien qu'elle n'occupât ce poste que depuis quelques mois, Raerus ne regrettait pas de l'avoir engagée. L'impératrice n'aurait sans doute pas approuvé ce choix mais elle n'était pas au courant, alors... Tandis qu'elle s'avançait vers lui, Raerus se remémora les circonstances de leur rencontre.

     Alors qu'il était encore dans l'Empire, Raerus avait participé à de nombreuses batailles, notamment contre les Barbares du Nord. Il avait été décoré cinq fois et se flattait de ce que son titre de général, s'il l'avait obtenu bien sûr à l'école des officiers, il l'avait mérité en versant son sang sur le champ d'honneur. Il avait gardé de cette époque un grand intérêt pour les classes populaires, avec lesquelles il avait travaillé. Il aimait se travestir et se mêler à elles pour écouter les avis et opinons du peuple sur ceux qui les dirigeaient. Ce n'était pas difficile, il suffisait de ne pas se laver pendant plusieurs jours, ne pas se lisser les cheveux, ne pas se tailler la barbe, ne pas se parfumer, s'habiller de vêtements grossiers, et il ressemblait alors à un menuisier ou un charpentier. Ainsi accoutré, personne ne se retournait sur lui tandis qu'il marchait dans les ruelles les plus mal famées de Sucodis.

     Il était préoccupé. Les trois généraux venu de l'Empire avec lui avaient été touchés par des maladies inconnues là-bas, deux de la chikungunya et le troisième du paludisme. Malheureusement ce dernier en était mort, or il s'agissait du plus âgé et du plus expérimenté. Les deux autres étaient jeunes et sortaient à peine de l'école des officiers. Il fallait le remplacer au plus vite, mais Raerus répugnait à écrire à l'impératrice. Une inimitié réciproque les séparait. Quelques années plus tôt, Raerus avait épousé une de ses amies, une femme d'une beauté saisissante. Il avait réalisé trop tard que lorsque l'on se marie on épouse une personne et pas seulement un corps. Ce mariage avait transformé sa vie en cauchemar. Il avait fini par haïr sa femme plus que n'importe qui au monde. Un soir, à bout de nerfs, il l'avait tuée, et ce moment avait été pour lui le plus agréable de sa vie de couple. Il avait ensuite fait croire à une agression, une vengeance venant des Barbares du Nord. Mais l'impératrice n'avait sans doute pas été dupe. N'ayant aucune preuve, elle n'avait rien dit, mais il savait qu'elle le soupçonnait et qu'un jour ou l'autre, elle voudrait faire justice à son amie.

     C'est pour ça qu'elle m'a envoyé ici ! songea-t-il brusquement. C'est une tentative de meurtre ! Elle voulait que je meure d'une de ces horribles maladies sozyès !

     Ce qui avait d'ailleurs failli être le cas car il avait été atteint de dysenterie et s'en remettait à peine. Mais il haussa finalement les épaules avec désinvolture.

Complainte d'une fresque oubliée Où les histoires vivent. Découvrez maintenant