Un coup de poignard inattendu (I)

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Les épaisses volutes de fumée grise montaient vers le ciel. Accroupi près du feu, un morceau de tissu à la main, le regard levé vers la clarté matinale, le mercenaire Attia ben Samora surveillait les formes que prenaient ces nuages de fumée.

Il se trouvait dans une décharge sauvage, en bordure de Salasala. Les mille et uns détritus mélangés à de la pierraille blanche formaient d'impressionnants monticules autour de lui. Une odeur nauséabonde, vaguement douçâtre, prononcée et écœurante flottait entre les tas de déchets. Mais ici un feu n'étonnait ni ne dérangeait personne, et il y avait un large choix de combustible - tout ce que recherchait Attia.

Même agenouillé ainsi parmi les amas de saletés, il distinguait au loin le palais gouvernemental sur sa colline, avec laquelle il semblait faire corps, scintillant de toute ses arêtes blanches et émaillé de taches de verdure. C'était donc là-bas que se trouvait Eljad. Qu'était-il devenu ?

Quoi qu'il en soit, s'il était encore vivant et libre de ses mouvements, et qu'il regardait vers la cité étalée en bas, il ne manquerait pas de voir les signaux que lui adressait Attia. Il saurait ainsi que son frère était en ville et prêt à l'aider le cas échéant.

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Valériane retenait son souffle. Cachée derrière une colonne du palais de Sucodis, elle épiait une conversation suspecte. En se rendant au grand conseil qu'organisait Raerus toutes les semaines - et aussi parfois à l'improviste -, elle avait surpris Ada et Mykanos plongés dans un échange de murmures frénétiques. Ces deux sexagénaires avaient compté parmi les plus fidèles lieutenants de Varius. Ils étaient arrêtés un peu à l'écart de l'allée principale, et Valériane avait réussi à s'approcher assez près pour les entendre. Ada tirait d'une main nerveuse sur un pendentif en argent autour de son cou.

« Je n'aime pas ça, c'est malhonnête, c'est comme une trahison, geignait-t-elle.

- Nous n'avons pas le choix, répondit Mykanos de sa voix nasillarde, nous ne pouvons courir le risque qu'il nous dénonce !

- Mais que devons-nous faire alors ? s'enquit Ada.

- Rien du tout, Écodarix m'a dit qu'il s'en occuperait lui-même.

- Écodarix ? se récria la conseillère. Mais ça va attirer l'attention sur lui !

- Il m'a assuré d'avoir un plan parfait. Allons, dépêchons-nous. Il ne faut pas qu'on soit en retard à la réunion ! »

L'expression rébarbative d'Ada s'accentua et elle ne bougea pas.

« Parlons-en de ça aussi, j'en ai assez de ces réunions interminables ! Raerus peut travailler toute la journée et toute la nuit sans s'arrêter, et il croit que tout le monde est comme lui ! Ce n'était pas comme ça avec Varius ! »

Mykanos la tira par le bras pour la faire taire.

« Chut ! Patience... Tu sais bien qu'on peut faire des pauses et qu'on n'est pas obligés de rester jusqu'au bout... Allez, viens. »

Ada maugréa et vérifia le drapé de sa longue robe dorée, puis tous deux regagnèrent l'allée d'un pas hâtif. Valériane les laissa s'éloigner, le cerveau en surchauffe. C'étaient les premiers détails significatifs qu'elle parvenait à saisir depuis le banquet. Les lieutenants de Varius se montraient d'une extrême prudence ; tous ses efforts pour surprendre quoi que ce soit de leurs projets demeuraient infructueux.

Un éclat de voix derrière elle la fit se retourner. Ses deux collègues, Méro et Clion, arrivaient eux aussi pour le conseil. Valériane avait appris, dès sa première rencontre avec eux, qu'ils étaient des amis d'enfance malgré leur disparité presque caricaturale. Le premier était aussi petit, nerveux et volubile, que l'autre était grand, calme et taiseux. Valériane observa le teint hâve de Méro, contrasté de profonds cernes violets. Elle savait qu'il souffrait de cauchemars réccurents qui l'empêchaient de dormir, et qu'il devait à cela sa désormais célèbre mauvaise humeur. D'ailleurs il était justement en train de récriminer :

Complainte d'une fresque oubliée Où les histoires vivent. Découvrez maintenant