Rétrospection

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     Sous la chaleur, la route était déserte. Les chevaux des frères ben Samora progressaient d'un pas mécanique, leur robes luisantes de sueur. Les cavaliers de même ployaient la nuque, recherchant l'ombre des quelques palmiers plantés à droite et à gauche.

     « On aurait dû prendre le temps de prévenir Oukou-Dah-Bango, gémit Eljad.

    - Non, grogna Attia. On en aurait trop perdu. Et à ce rythme, on n'est pas arrivés. Il nous faut atteindre la ville de Klazoran au plus vite. De là, nous embarquerons sur le Janz. Ça nous rapprochera sensiblement des montagnes.

    - Ce n'est pas un fleuve au débit très rapide !

    - On fera au mieux »,  grinça Attia.

°°°

     Il avait un angle mort.

     Il ne parvenait plus à pivoter la tête complètement à gauche, et les druides n'avaient pas manifesté grand optimisme.

      « Les muscles ont été durement abîmés. Il faut prier, Votre Excellence. Il est déjà miraculeux que vous soyez encore en vie ! Nous avons veillé nuit et jour à votre chevet. »

      Les fantômes les emportent tous ! Est-ce qu'ils m'ont réellement soigné ou ont-ils empiré les choses ? Je suis resté longtemps absent...

     Raerus reposa sa coupe plus brutalement qu'il ne l'aurait voulu.

     Il terminait de déjeuner avec sa femme, assise face à lui. Comme d'habitude, elle l'entretenait de jardinage, sa principale passion. C'était là sa grande qualité : elle vivait dans son monde, étrangère aux problèmes de la réalité. Raerus trouvait cela infiniment reposant. Elle ne l'accablait d'aucune question, et parlait sans attendre de réponse. Il était libre de songer à sa guise.

     Trop longtemps absent.

     Son regard dévia à droite, vers leur lit où il était resté si longuement couché, terrassé par la fièvre et les cauchemars. Il s'était cru retourné aux pires moments de sa vie, aux échecs, aux instants où il avait failli perdre la vie sur le champ de bataille...

     À la bataille d'Ossenkaheim, bien sûr, de sinistre mémoire. Le chant lugubre des cors... Les silhouettes fantômatiques des drakkars barbares émergeant du brouillard...
    
     Encore et encore, il avait revécu sa chute dans les eaux grises et glacées du Nord... le poids de son équipement qui l'entraînait vers les abysses, vers l'obscurité, vers peut-être les gueules ouvertes de grands requins qui montaient vers lui... le pression intangible de l'eau, l'engourdissement du froid, le goût du sel sur ses lèvres... les ténèbres mouvantes, leur étreinte gelée et suffocante... les taches de lumières évanescentes comme de la brume, dont il ne savait si elles étaient réelles...
  
     Un réflexe stupide avait ramené ses pensées à Sortor, sa ville natale ; Sortor et son soleil, Sortor où l'attendait sa femme Maeva... La poigne de l'eau froide l'avait transi jusqu'au cœur. Maeva l'attendait-elle réellement ? Il savait bien que non... Que faisait-elle en cet instant, pendant qu'il se noyait, dans le chaos d'une bataille lointaine ? Il savait bien aussi ce qu'elle devait faire... Alors, le temps d'une seconde effroyable, la mort lui avait paru accueillante.

     A posteriori, c'était cela qui lui paraîtrait le pire. Il allait se demander longtemps comment il avait ainsi pu renoncer à vivre. Aurait-il donc vraiment compté parmi les décédés de ce funeste jour, si un simple soldat du rang, un colosse tombé à ses côtés avec un moindre équipement, ne l'avait attrapé par une jambe et remonté à la surface puis traîné, presque agonisant, sur les galets de la baie ?

Complainte d'une fresque oubliée Où les histoires vivent. Découvrez maintenant