Chapitre 21.

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J'entends vaguement les autres crier et hurler. J'ai l'impression d'être sous l'eau et que les sons sont tous étouffés. Je m'agrippe à Marlène dans l'obscurité brûlante que la bombe a laissée, je sens les gouttelettes de sueur rouler dans mon dos, mais j'ai froid, je suis glacé.

_ TRIS ?

Quelqu'un m'appelle, mais je suis incapable de répondre tant ma gorge est serrée. Je n'émets qu'un couinement étouffé. Quelqu'un tombe à genoux à côté de moi, je sens juste les vibrations que font le poids de son corps dans le sable, j'entends un halètement et un cri de douleur. On me serre l'épaule, je me dégage, incapable de soutenir cette chaleur humaine près de moi.

_ C'est fini pour Jay aussi, dit une voix étranglée. On doit partir.

On m'éloigne en me tirant par les épaules, je me débats et griffe les mains et les bras de celui qui essaie de m'entraîner loin d'ici. Je retourne vers Marlène, à bout de souffle, et ferme ses paupières, incapable de soutenir plus longtemps son regard déjà voilé. J'entends des pleurs, des cris, des sanglots, mais je ne parviens pas à pleurer. Tout est vide dans ma tête, et en même temps, tout embrouillé.

_ On ne partira pas avant de les avoir enterrés, dis-je.

_ Tris...

_ Je ne partirai pas ! Trouvez une pelle, je vais m'en occuper.

Quelqu'un soupire et s'éloigne. Je ne sais pas au bout de combien de temps la silhouette revient, mais on me tend une pelle. Je me relève et serre les mains sur le manche de bois, pour essayer de trouver quelque chose à quoi me raccrocher. La tête me tourne. J'ai du sable dans mes vêtements et dans mes bottes, mais je ne m'arrête pas pour les enlever.

_ Pas dans le sable, dit Hazel. Au-dessus de la digue, il y a un petit coin d'herbe, je m'occupe de trouver des planches pour faire une croix.

Je m'exécute comme un robot. Remonter le banc de sable, les escaliers, puis creuser la terre. Encore et encore. Les réverbères et les feux me font voir ce que je fais. Je sens la sueur ruisseler et coller les vêtements à ma peau, mais je m'enfonce résolument dans le trou, creusant assez profondément pour que personne ne vienne déterrer mes amis. Des ampoules se forment sur mes doigts et éclatent mais la douleur est tenue à distance, comme un réveil d'anesthésie.

_ Ça va comme ça, dit Théodore. Donne-moi ta main pour remonter.

Il me prend la pelle et me tire du trou, plus profond que ma taille. Je n'ai pas la force d'en creuser un deuxième, ils reposeront ensemble pour l'éternité. Je ne crois pas au paradis, ni à l'enfer puisqu'on y est déjà, mais peut-être qu'il y a quelque chose qui nous attend après. Une chose qui nous dépasse, une sorte de bulle infinie, douce et tiède, qui sépare les deux mondes.

Peut-être que les morts tapent sur cette vitre invisible pour essayer d'attirer l'attention des vivants, en vain.

J'aide Lincoln à enrouler Marlène dans la bâche bleue que nous avions installée pour notre nuit pendant que Jai et Théodore enroulent Jay dans la verte. J'ai du mal à me retenir de vomir. Le corps de Marlène est lourd, beaucoup plus lourd que quand elle me sautait sur le dos pour rire. Le sang sur son visage et son ventre déchiqueté a coagulé, mais pas assez pour qu'on ne se tâche pas. Les transporter jusqu'à leur dernière demeure prend du temps, et les placer dans le trou est compliqué. Aucun de nous ne se résigne à les jeter comme de vulgaires détritus.

Je veille sur eux tout le reste de la nuit pendant que Théodore et Hazel s'échinent à graver les noms, prénoms, dates de naissance et de mort, sur les planches qu'ils ont assemblées avec des clous volés dans une petite échoppe fermée. Qui se souciera de quelques clous volés, maintenant que la vie s'est arrêtée ?

Déficients [TOME 1 & 2]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant