Chapitre 10.

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Le sol et le journal sont maintenant tâchés de sang, comme mes mains. Je relève enfin la tête, vaguement nauséeuse. Théodore gémit dans un coin, la main sur son bandage, tandis que les autres sont comme ailleurs, pensant à autre chose pour oublier la douleur. D'après ma montre, une heure s'est écoulée depuis que j'ai commencé à ouvrir des poignets.

Ça a été très compliqué, au départ.

J'ai fait attention à ne pas abimer notre tatouage de reconnaissance, même si je ne sais pas très bien pourquoi. Appuyer le scalpel sur la peau m'a fasciné, et j'ai compris pourquoi les autres m'avaient choisi. Un jour, pendant un Audacieux ou Sincère, je leur ai avoué que j'aurais aimé être médecin légiste, mais il y a un grand écart entre saigner un vivant et décortiquer un mort. Je ne savais pas très bien quelle pression il fallait mettre sur la lame pour inciser correctement. Pas beaucoup, vu comme la lame était tranchante.

L'odeur du sang a fait vomir Jai, comme quand j'ai tué les deux personnes du Labo. Pour le moment, il comate contre un mur. Je ne sais pas trop s'il dort, si je lui ai tranché une veine ou s'il s'est évanoui. Marlène s'est chargé de la recouse, je lui ai fait la sienne, et Theo s'est occupé de ma puce. L'odeur et la vue lui donnaient des haut-le-coeur, mais il a fait ce qu'il avait à faire.

_ Tournée de la drogue, crie Lincoln.

Il me tend deux comprimés et une bouteille d'eau, que je me dépêche d'avaler. Les autres en font autant et je chiffonne les papiers journaux pour les brûler dehors. Il pleut et je profite ensuite d'une fuite dans la gouttière pour me laver les mains. Dans le noir quasi-complet, j'imagine mille choses sortant des ténèbres, comme les gosses. Je referme soigneusement la porte et sors le réchaud à gaz pour faire un dîner consistant, parce qu'on en a besoin. Au bout de deux jours de voyage, nous sommes tous HS, saignés et morts de faim.

Tu parles d'aventuriers...

_ C'est cool de faire des pâtes, mais personne a pensé à prendre des assiettes, dis-je.

_ On mangera à même la casserole, dit Jay. J'ai pensé à prendre des fourchettes, c'est déjà bien !

Je ris, parce que les occasions de rire ne sont plus très nombreuses, et qu'il faut savoir saisir les petits moments de bonheur comme ceux-ci. Parce que c'est ces moments qui me font tenir. Les puces ont été réduites en miettes avec la crosse d'un fusil, avant d'être enfouies sous le tas de piles. Qu'ils viennent nous localiser, maintenant.

Plus de faction, plus de famille, plus de pays. Nous n'avons plus rien, et ma petitesse dans ce monde me revient à la figure d'un coup.

_ Je sens encore la puce dans ma chair, annonce Jai. Comme une douleur fantôme.

_ Moi aussi, dit Lincoln. Ça doit être normal, elle était là depuis longtemps.

On mange de bon coeur autour du réchaud éteint, pour conserver le gaz, éclairés par nos losanges jaunes. J'aimerais faire un feu pour nous réchauffer, et pour éloigner la terreur qui me submerge dans le noir, même si je n'ai jamais eu peur du noir ambiant. C'est dingue comme certains jours me remplissent de milliers de peurs, et d'autres jours où je n'ai plus peur de quoi que ce soit.

_ Pas de tour de garde, cette nuit. On doit tous dormir, sinon, on ne continuera pas longtemps.

Tout le monde est trop fatigué pour émettre une objection. Je me retrouve collée à Jai, avec Marlène à nos pieds, tandis que Theo et Tris Deux dorment tête-bêche sur la banquette de devant, avec Théodore à leurs pieds. Lincoln a tenu à dormir derrière le volant et Jay ronfle sur les deux sièges avant. Le silence règne et le froid est moins présent que dehors mais il fait tout de même très froid, ici, mi-novembre. Nous sommes à cheval entre les États de l'Iowa et du Nebraska.

Déficients [TOME 1 & 2]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant