Chapitre 29.

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Theo me tend une boite en carton jaune, et je plisse mes yeux encore bouffis de sommeil pour lire ce qui est écrit dessus en rose bonbon : sucre en poudre. Je le regarde quelques instants en haussant les épaules, en ayant l'air de lui demander pourquoi il me tend ça.

_ Pour ton fromage blanc, explique-t-il.

_ Je ne mets jamais de sucre dans mon fromage blanc, dis-je sèchement.

Il ouvre la bouche, un peu surpris, mais Lincoln pose sa main tatouée sur son avant-bras et hoche la tête en faisant tt-tt et en agitant sa cuillère vers moi, puis vers Theo.

_ N'essaie pas d'argumenter. Elle va te lyncher. Déjà avant, tu te retrouvais très vite dans son collimateur, demande à Jai, mais maintenant, avec les hormones de grossesse, elle va t'arracher la tête.

Je lui fais un geste obscène de la main en réprimant un sourire.

_ Ouais, continue Jai, la bouche pleine, postillonnant des céréales machouillés partout. Cette cinglée m'appelait Hibou... Elle m'a planté une fourchette dans la main, elle m'a déjà poussé du tram, elle m'a fait des croche-pieds, elle m'a aussi dessiné des bites au marqueur indélébile sur le dos et...

_ Je rêve ! M'exclamé-je. On te rappelle la fois où tu as failli me fendre le crâne à cause de ta blague pas drôle du seau rempli d'eau ?

Omar, Farid et Lya s'installent à côté de nous en ricanant tandis que le reste de notre groupe rit. J'envoie mon coude dans les côtes de Jai, qui me regarde, la bouche encore pleine, une goutte de lait perlant sur les commissures de ses lèvres. Je réprime une grimace. J'ai devant moi la vision adulte de ce que j'aurai dans quelques mois en plus petit.

Je passe un doigt distrait sur la cicatrice violette de ma main. La nuit a été longue, mais j'ai bien rigolé avec Lincoln, qui était de garde avec moi. Il n'aime pas vraiment sa position de Leader, si bien qu'il passe sa vie entre la Fosse, où il continue de tatouer les Audacieux, et les patrouilles. Théodore est un bon Leader, vraiment, même s'il continue à être un gamin quand nous sommes ensemble. Il pourrit toute son image de mec sérieux, et ça nous fait marrer.

_ Pourquoi Théodore t'appelle super-Tris ? Demande Lola.

Je la regarde un instant. Ses yeux bleus sont rieurs et doux, son fils a les mêmes. Celui-ci est d'ailleurs sur les genoux de sa mère, occupé à mâchouiller une girafe en caoutchouc. Il bave partout et lance parfois des cris suraigus, mais j'adore le regarder. Je me suis prise d'affection pour Hugo, ce petit bébé qui ne sait pas qu'il a été mon talisman pendant mes derniers jours avant le sérum létal. Je le vois parfois marcher à quatre pattes dans la Fosse.

_ J'en sais rien, je n'ai pas vraiment de pouvoir, m'esclaffé-je.

_ Bien sûr que si, s'exclame Jai en se rasseyant à la table. Elle peut manger de la soupe par le nez !

Je manque m'étrangler avec mon morceau de pain.

_ Comment tu sais ça ?

_ Luna me l'a un jour dit, dit-il en haussant les épaules.

Il éclate de rire et je me plonge dans mes souvenirs. C'est vrai, Luna m'a un jour mis au défi de boire ma soupe par le nez avec une paille. Je l'ai fait, et j'ai manqué de m'étouffer en me brûlant. On l'a refait à plusieurs reprises, après, juste pour rigoler. C'était marrant, mais je ne le ferai plus, parce qu'elle n'est plus là pour rire et me filmer en rejetant ses cheveux noirs en arrière, lançant des chips dans sa bouche. Luna, c'était la fille avec qui je pouvais parler de tout et rien sans complexe, sans qu'elle ne me juge, même si je ne lui ai jamais tout dit. Personne n'a la prétention de me connaitre. On pouvait rire pendant des années de la même chose, dessiner des trucs étranges dans la neige ou sur la poussière des pare-brises, lire des sous-titres de films d'horreur d'une voix monocorde juste pour retirer toute crédibilité aux personnages, débattre à propos des livres qu'on avait lu, aller chercher du pain à l'autre bout de la ville, manger le pain sur la route, et devoir y retourner...

Déficients [TOME 1 & 2]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant