Ne t'inquiète plus

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Nous avions pris la voiture, roulé durant des kilomètres entiers pour y arriver. J'allais la voir, et lui la revoir, ailleurs que dans ce vieux cadre poussiéreux, pourtant si précieux pour nous. Nous l'avions prise avec nous d'ailleurs, cette photo que nous chérissions tant. Maman, si tu m'entends, ne t'inquiète plus. Papa ne souffrira plus, ça va prendre du temps, mais il va y arriver. Compte sur moi. Cette initiative, il l'a prise de lui-même ; c'est déjà un progrès, non ?

Nous étions en pleine campagne, l'horizon était parfaitement plat, pas une seule maison, rien ne cassait cette ligne parfaite qui s'étendait à l'infinie sous mes yeux. Le chemin était vieux, jaune de poussière, encrassant les vitres de notre voiture, qui continuait d'avancer et d'essayer de garder une trajectoire linéaire sur ce chemin catastrophique. Puis au loin, notre destination, clôturée de vieux murs gris rongés par le lierre. Nous descendîmes, toussâmes à la poussière pénétrant dans notre gorge. Le nuage jaunâtre dissipé, nous avançâmes, il ouvrit la haute grille bleue rouillée. Nous y entrions, là où elle avait demeuré seule des années durant.

Il y en avait de toutes sortes : des grandes, des petites, en pierres, en bois, en marbre, plates, en forme de croix, d'étoile,... Le gravier craquant sous nos pieds constituait le seul bruit des lieux, et nous nous sentions honteux d'un tel acte : déranger ces familles, ces femmes, ces hommes, ces enfants, ces nourrissons dans leur sommeil profond. Je perçus un sanglot sur ma droite. Un homme tout de noir vêtu, agenouillé devant une croix blanche, versait ses larmes sans retenue. Je pus seulement lire « Ted 2010-2016 ; Anna 1987-2016 ». Je détournais le regard, sans le vouloir, j'avais pénétré dans son intimité. Ted, Anna, Maman... derrière chacun de ces noms se cachaient des vies, achevées, brisées, mais aussi des personnes renforcées, plus effrayées d'affronter l'autre côté, sachant que l'être aimé les y attendrait.

« Elle est là. »

Une pierre, noircie par l'abandon, entourée de celles de ses parents. Nous nous en voulions, de l'avoir laissée là, terriblement. Comme l'inconnu le faisait pour sa femme et son fils, Papa se mit à genoux et pleura. Des larmes de chagrin, de regrets, de remords... Tout ce qu'il contenait s'échappait par un flot continu de larmes. Je fis de même, ignorant le gravier se plantant dans mes genoux. Je serrai la photographie contre moi, contenant mes larmes. Nous la nettoyâmes ensuite, la débarrassant des blessures que le temps lui avait infligées. Alors que je m'apprêtais à y laisser le cadre photo, mon père me retint :

« Non Némo, elle est là mais aussi ici, murmura-t-il en désignant le précieux cliché, tu ne voudrais pas qu'elle puisse s'évader un peu, sortir d'entre ces quatre murs ? »

J'acquiesçai. Il laissa un baiser pour elle puis nous remontâmes en voiture. Alors que je pensais que nous retournions chez nous, je fus surpris de le voir prendre une autre direction. Nous entrâmes dans une forêt. Il me fit descendre de la voiture et nous nous enfonçâmes davantage dans ces bois inconnus, mais que lui semblait connaître par cœur. Les hauts arbres filtraient les rayons du soleil de leurs feuilles. La terre s'enfonçait sous nos pieds. Le bruit des vagues se mêlait aux murmures des arbres. Petit à petit, des rochers parèrent notre chemin, et les arbres se faisaient moins nombreux. Jusqu'au dernier. Au bord de la falaise. Un splendide chêne centenaire, gris et abimé par l'érosion du temps se tenait là, veillant sur l'océan, assurant la tranquillité de ce lieu si particulier. Papa s'assit au bord de la falaise, posa Maman contre l'arbre et lui demanda, souriant :

« Tu le reconnais ? »

Je m'assis à ses côtés et l'accompagnai dans sa contemplation. La vaste étendue d'eau devant nous restait calme, et était aussi pâle que le ciel. Même s'il s'agissait de ma première venue, je me sentais en sécurité ici, comme protégé. Maman, serait-ce toi ?

« On adorait venir ici, ta mère et moi. C'est d'ailleurs ici-même que l'on a choisi ton prénom. »

J'étais déjà venu. J'étais déjà venu ici, avec Maman. Elle s'était déjà assise là où je l'étais aujourd'hui, elle avait aussi contemplé la beauté de l'océan blanc, respiré l'air humide et apaisant, s'était appuyé contre ce même chêne.

Nous nous levâmes, embrassâmes tendrement une dernière fois son portrait avant que le vieux chêne ne la prenne sous son aile.

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Suite : Réminiscence 

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