Jusqu'à ce que nos souvenirs disparaissent

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Je restais béat : mon père m'autorisait à partir. Cela dit, il ne me l'avait jamais réellement interdit non plus. Jusque maintenant, je restais parce qu'il avait besoin de moi autant que moi j'avais besoin de lui. Mais maintenant ? Pourquoi est-ce qu'aujourd'hui, alors que plus rien ne m'empêchait de partir, je me sentais obligé de rester ?

Il s'installa silencieusement à côté de moi, de peur de me perturber dans ma réflexion. Ou peut-être agissait-il lentement simplement à cause de sa fatigue ? Malgré ses efforts, l'alcool et le deuil l'avaient rongé. Il tremblait dans ses mouvements, avait une voix rauque, cassée, et semblait constamment replié sur lui-même, le dos courbé. Même s'il s'améliorait, il préférait toujours la pénombre à la lumière. Si je partais, qu'allait-il devenir ? Allait-il sombrer de nouveau, tout recommencer à zéro ?

Il triturait une pièce de monnaie entre ses doigts, agité. Il ne voulait pas que je parte, c'était évident. Quelque part, je suis certain qu'il a toujours apprécié ma présence, même lorsque j'étais plus petit. Si je n'avais pas été là, contre qui aurait-il pu évacuer son stress ? Je ne peux pas le laisser seul. Devant mon air certain, il demanda d'une voix inquiète :

« Alors ?

- Je reste.

- Tu sais... Si tu veux partir, je ne t'en voudrais pas, insista-t-il d'un air coupable.

- Je sais Papa, je sais. »

Il regarda ailleurs. Il ne manifestait pas d'enthousiasme, comme s'il n'était pas certain que j'y avais assez réfléchi, comme si j'avais agit contre mon gré. Il posa sa pièce sur le bar et reprit :

« Pourquoi est-ce que tu ne pars pas ? Tu es jeune ! Le monde, l'océan tout entier t'attendent : tu as toutes les raisons de partir.

- Toi aussi tu avais toutes les raisons de partir. Mais tu es resté, pour moi. »

Je lui souris. Il avait compris. Ces mots étaient venus naturellement, mon instinct avait parlé. Voilà pourquoi, voilà pourquoi je ne pouvais pas l'abandonner : parce que lui ne l'avait pas fait. Il aurait pu fuir, fonder une nouvelle vie. Mais au lieu de cela, il a préféré jeter l'ancre ici, parmi les vagues de souvenirs violents teintés de deuil et de souffrance, pour son fils. Pour moi. Ils étaient jeunes, ils avaient le monde et l'océan qui s'offraient à eux, mais lorsque les vagues lui avaient arraché Maman des bras, plus rien n'était. Il avait abandonné son bonheur pour le mien. Aujourd'hui, je prends pleinement conscience de ce sacrifice. Il est temps de reprendre les voiles ensembles vers un avenir plus radieux.

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Il lui fallut du temps avant qu'il n'admette que je n'avais pas agi par contrainte, mais par conviction. Nous nous promenions autant que nous le pouvions parmi les doux rayons du soleil. Nous parlions beaucoup : de maman, de lui, de nous. Il n'était plus aussi réticent qu'avant lorsqu'il croisait des jeunes qui s'aimaient. Lorsque nous allions au parc, je lui parlais de Dory. Il se rappelait d'elle, bien sûr : tout le monde se rappelle d'une créature comme celle-ci. Je lui parlais de nos pensées d'enfants : des poissons clowns dans les lacs notamment. Ca l'amusait. Dory ressemblait à Maman, m'avait-il dit un jour.

Ces lieux, regorgeant de souvenirs, je n'aurai jamais pu les quitter. Cette école et ses enfants qui y courent, les filles toujours ensembles, attisant la curiosité des garçons. Ce collège et son garage à vélo dans lequel je me précipitais pour partir au plus vite. Cette rue par laquelle je passais chaque jour, rue où Bruce m'avait attrapé. Ce lycée et son arrêt de bus, où Gary et moi parlions de tout et de rien par tous les temps. Ce parc dans lequel je passais mes week-ends entier. Et enfin ce bocal, juste en face du mien, d'où apparaissaient par la fenêtre deux couettes brunes et des yeux malins parmi les dauphins. Cette fenêtre par laquelle j'avais lancé mon chausson de l'espace et par laquelle ses rires s'échappaient.

Chaque décision, chaque sourire, chaque pleur a forgé ce dont je suis fier aujourd'hui : mon bocal, notre bocal. Un peu bancal, mais notre bocal quand même. Ce bocal bancal, je l'aimais et l'aime pour chacune de ses imperfections, et toutes ces belles choses que nous vivrons. Je l'aimerai jusqu'à ce que nos souvenirs disparaissent.

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Epilogue : Jeter l'ancre

Bocal BancalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant