Comme les larmes

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Mon père ne m'avait jamais frappé. Même dans ses moments de colères les plus intenses, il n'avait jamais levé la main sur moi. Il n'avait pas besoin de cela pour se faire respecter. Tout était dans les gestes, le regard, l'attitude. Son influence sur moi et mon comportement m'intriguait. Il arrivait à exercer une peur sur moi sans avoir à me faire le moindre mal. Je ne l'avais jamais vu dans un état pareil, cela m'effrayait mais en même temps allumait une étincelle d'espoir en moi : Maman était bel et bien son point faible.

Je m'assis sur mon lit, Polochon à mes côtés. Je regardais dehors sans pour autant accorder une grande importance à ce qu'il s'y passait tout en caressant machinalement la boule de poils noire. De l'autre côté de la porte, je l'entendais sangloter et respirer avec peine. Etaient-ce des larmes de colère, de tristesse, de regret ? Peut-être un mélange de tout cela. Le bruit particulier du décapsulage de la bouteille de bière jaillit dans le silence. Quelques instants après, la bouteille atterrit sur le bar, vide selon le son qui s'en dégageait. Il poussa un long soupir saccadé par le hoquet du chagrin. Il avait l'air de s'être calmé.

« Ne renonce pas, Némo. Tu peux le faire. » me chuchotai-je à moi-même, avant de franchir la porte. Je ne m'attendais pas à le voir dans un état pareil : ses yeux étaient encore humides de larmes, son visage était rougi par les frottements de mouchoirs, manches ou autres. Il ne faisait aucun effort pour être présentable, plongeant la tête la première dans sa deuxième bouteille à peine entamée, étalé sur le bar, regardant le cadre photo d'un air absent. Il ne remarqua ma présence seulement lorsque je pris la parole :

« Je n'ai pas envie de savoir ; j'ai besoin de savoir. »

Il finit sa bière d'un coup sec, grimaça et la lança dans la poubelle depuis sa position. Il plissa les yeux et essuya d'un revers de manche les quelques larmes qui s'en échappaient. Il me regarda. Et pour la première fois, dans ce regard, je ne voyais pas d'aversion, mais de la détresse. Il m'invita à m'assoir auprès de lui. Nous restâmes ainsi quelques instants, sans qu'aucun mot ne sorte de nos bouches. Nous regardions la photo, tandis qu'il caressait tendrement la joue de Maman avec son pouce. Il brisa le silence, demandant d'une voix cassée :

« Elle est belle, hein ? »

Un léger sourire triste se dessina sur son visage. Je ne répondis pas, il fallait qu'il dise ce qu'il avait sur le cœur, aucune de mes paroles ne devaient l'interrompre dans ses pensées. Il reprit :

« Elle me manque tellement. »

Dans un élan de tendresse, je me surpris à vouloir l'enlacer, le réconforter. Mais je me retins : rien ne devait l'interrompre, rien.

« Son parfum, un mélange de cannelle et d'orange... »

Il laissa sa phrase en suspens et se pinça les lèvres. Il essuya rapidement ses yeux d'un coup de manche.

« Ses mains et ses doigts fins. Ses lèvres au goût sucré. Cette lumière dans ses yeux. La douceur de ses cheveux. Son rire léger. Sa voix mélodieuse. Sa peau lisse. Ses pommettes qui se retroussent lorsqu'elle sourit. Ce pli sur son front quand elle se fâche. Son courage. Sa détermination. Sa bienveillance. Sa tendresse. Son petit côté perfectionniste agaçant... Toute sa personne. »

Sa voix s'éteignit à la prononciation de ces derniers mots. Il pensait à elle tous les jours. Je me levai pour lui chercher une bière : ça n'arrange jamais rien mais ça fait du bien, sur le moment. Lorsqu'il me vit arriver avec la bouteille, il refusa, les yeux encore humidifiés par les larmes :

« Non, merci, ça me dit trop rien... J'ai plus envie de... salé.

- Comme les larmes ?

- Non, comme la mer, déclara-t-il l'air ailleurs. »

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Suite : En boucle

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