Une chaleur d'ors et déjà étouffante s'abattait sur Lakeland City en ce début d'été.
Cette année-là avait été en effet particulièrement torride et même la présence toute proche du Lac Michigan ne parvenait pas à combattre le soleil dans son royaume sans nuages. Un mince courant d'air secouait à peine les branches des conifères plantés dans les allées et des arbustes aux feuilles lancéolées.
Ville jadis en plein essor lors de sa fondation, Lakeland City demeurait d'une taille moyenne et comme toutes les citées américaines, avait entrepris de s'élever vers les cieux par des bâtiments toujours plus hauts. Dotée d'un grand parc boisé, au sommet duquel trônait un magnifique cerisier et abritant une des universités les plus prestigieuses du Wisconsin, qui constituait d'ailleurs son seul monument d'importance, Lakeland brillait par son échec avoisinant la perfection. Les autres bâtisses sombraient dans le quelconque voire dans la déliquescence, dernières traces du passage difficile de la ville à travers la Prohibition et la criminalité du vingtième siècle. De nombreux quartiers restaient en désuétude, faute de rénovations suffisantes. Mais malgré tout, la cité regorgeait d'étudiants grâce à son campus prestigieux.
Jeffrey Slart poussa la porte de chez lui avec à la fois une certaine hâte et une lourde amertume. Amertume car la fin d'année était tout proche et signifiait chez lui la privation du milieu qu'il affectionnait tant, le laboratoire, et une hâte car c'était un jour très spécial. Il verrouilla sommairement la porte de son logis qui donnait directement sur la rue et se mit en route vers la Lakeland University. Alors qu'il marchait le long du trottoir quelque peu fréquenté, il plaça ses écouteurs sur ses oreilles et d'une pression du pouce mit en route sa playlist aléatoire habituelle. Jeffrey se moquait bien de ce que les gens avaient à dire.
Jeune homme de vingt-quatre ans, il était loin des standards de l'homme parfait que la société s'acharnait à imposer à longueur de temps. Pas bien grand, plutôt maigre, avec un visage carré et marqué oubliable sans pour autant être laid. Ses cheveux noirs qu'il laissait toujours mi-long et mal peignés contrastaient beaucoup avec le bleu de ses yeux. Ce jour-là, comme d'ordinaire, il ne s'était pas rasé la barbe de trois jours qui arborait ses joues, ni même séché après sa douche matinale ou encore repassé ses vêtements. Cela ne changeait rien à ce qu'il était.
Heureusement, il avait une intelligence plutôt développée, et son acharnement ainsi que sa fabuleuse mémoire lui servirent à acquérir haut-la-main sa place en dernière année d'études supérieures en biochimie. D'aucun dirait que sous ses traits négligés se cachaient en fait un illustre savant.
Mais cela ne suffisait pas. Jeffrey n'était respecté par personne, aimé par personne, ou peu s'en fallait. Il avait tout essayé pour cela: les heures en salle de sport, poussant de la fonte sans autre résultat que celui de se rendre ridicule, et avait même suivi un entraînement poussé en arts martiaux pour apprendre à se défendre, pour un niveau somme tout assez respectable. Las, les garçons l'ignoraient ou riaient de lui, et les filles ne tombaient amoureuses de quelqu'un comme ça. Telle est la vie d'aujourd'hui.
Jeffrey fouilla dans sa poche et jeta un peu de sa monnaie dans le récipient d'un sans-abri qui était assis là. Sans s'arrêter, il ôta un bref instant ses écouteurs pour entendre le "merci" timide de cet homme que le sort avait encore moins favorisé que lui. Il lui répondit d'un sourire et d'un bref hochement de tête en continuant sa route. Une fois la satisfaction d'avoir rendu quelqu'un heureux ne serait-ce que quelques secondes passée, Jeffrey arriva en vue de l'université.
Au fil des années, le dépit du jeune homme avait lentement cédé la place à une ambition dévorante, qui nourrissait son esprit et son âme même au plus fort de la tourmente. Il avait trouvé un moyen pour, finalement, que les gens le remarquent, parlent de lui, devenir plus fort, meilleur. Exister.
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Le Vœu d'être meilleur
Science FictionTout le monde a un jour voulu être meilleur, passer outre ses défauts et devenir quelqu'un d'exceptionnel. Jeffrey Slart est de ceux-là. Constamment brimé pour son manque de physique et de beauté, il en a nourri la volonté de s'élever. Pourquoi pas...