Le maître de Lakeland City

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Ce fut la sonnerie de son téléphone de chevet qui éveilla cette nuit-là Derek Marlow, maire de Lakeland City.

Le sommeil avait toujours eu du mal à gagner Marlow, alors quand il parvenait finalement à dormir, il détestait plus que tout qu'on le réveille. Il saisit son combiné à tâtons et grommela un « qu'y a-t-il ? ». La réponse de son interlocuteur le fit jaillir de son lit.

— Viens tout de suite à mon bureau, je t'attends, vociféra-t-il.

Il raccrocha son combiné avec fracas et enfila un peignoir. Derek Marlow était une force de la nature. Sa taille de géant avoisinait les deux mètres dix et sa cinquantaine de printemps ne se devinait que par ses cheveux grisonnants, sa barbe poivre et sel, et quelques rides sur son visage sévère. Ceci mis de côté, le colosse était d'une carrure impressionnante et arborait encore une musculature épaisse et fière, ainsi que des mains comme des battoirs et bardées de cicatrices obtenues lors sa jeunesse passée à récolter des dettes. Mais il était loin d'être aussi bête que son gabarit faisait soupçonner. Non, Derek Marlow était un homme très malin, et l'on dit que les morgues auraient été remplies d'adversaires pris au dépourvu par cette intelligence.

Maintenant, Derek se faisait vieux et sa position était devenue vacillante. Il vivait dans un grand manoir situé sur les hauteurs de la ville, qu'il avait aménagé dans un style proche du sien : pompeux et archaïque. Alors qu'il se dirigeait vers son bureau en traversant d'immenses corridors remplis de tableaux moyenâgeux, Derek passa devant la chambre de son fils. Il ouvrit la porte sans cérémonie, uniquement pour constater l'absence de sa progéniture. 

« Pas là, comme d'habitude, bougonna-t-il. »

Il pénétra ensuite dans la pièce immense qui constituait son poste de travail, d'où il gérait toutes les activités légales, voire illégales, de Lakeland. Le plafond se trouvait à 10 mètres au-dessus du sol et derrière l'imposant bureau en chêne s'élevait une immense fenêtre qui surplombait la cité, que recouvraient partiellement de grands rideaux bordeaux.

Derek s'assit sur sa chaise, ouvrit son tiroir et se servit un whisky. Alors qu'il faisait tinter la glace dans son verre, il colla son front sur celui-ci, afin de trouver un peu d'agréable fraîcheur dans sa vie qu'il voyait de plus en plus morose. Il regardait, songeur, par la fenêtre que le vent et la bruine avaient recouvert d'une fine pellicule d'eau, discernant seulement les formes ombreuses des bâtiments éclairés par les lampadaires. Derek se demanda comment tout cela allait finir, comment son influence allait prendre fin.

Alors qu'il était perdu dans ses pensées, on frappa à la porte. Deux hommes entrèrent alors dans la pièce et s'arrêtèrent à distance du bureau de Marlow.

— Nous voilà comme convenu, Marlow, fit l'un d'eux.

— Monsieur le maire, corrigea celui-ci, restant le regard fixé vers l'extérieur, personne ne vous a vus entrer n'est-ce pas ?

— Pas à cette heure-ci je pense. De toute façon, ce n'est pas comme si c'était un gros secret, n'est-ce pas ?

A ces mots, Derek se leva de sa chaise et se tourna vers ses deux interlocuteurs, son verre en main.

— Vous ne vous intéressez peut-être pas aux apparences, mais moi si, proclama-t-il de sa voix de stentor. Alors, dites m'en un peu plus sur ce qu'il s'est passé ce soir.

— Deux de nos gars sont à l'hôpital, fit l'homme qui parlait depuis le début, plusieurs os cassés, commotions, côtes enfoncées. Nous sommes passés les voir, avant que Vermont ne débarque avec sa clique. Ils ont dit qu'un seul homme habillé de noir leur a fait ça, plutôt jeune d'après sa voix. Mais avec une force phénoménale.

Le maire éclata alors d'un rire puissant.

— Tu devrais leur interdire de picoler au travail. Comment un homme seul, qui plus est un gringalet, avec une puissance surhumaine en plus, ben voyons, aurait pu faire ça ?

— Ils nous ont décrit que ce mec avait explosé le trottoir en sautant d'un toit, ainsi qu'une bagnole, on l'a constaté nous-même, c'est vrai Derek!

Le géant se rassit et avala une gorgée de whisky. Il se passa les doigts dans la barbe, à la recherche d'une explication logique à tout cela. Comment cela était-il possible ?

— Nous avons un nouvel ennemi Derek, renchérit l'homme, quelqu'un qui se mêle de nos affaires. Il faut que tu lances Vermont et les flics à ses trousses. On a un accord.

— Et dis-moi, que faisaient tes hommes dans cette rue ce soir ? questionna un Derek Marlow inquisiteur,  il ne me semble avoir permis aucun acte illicite dans la ville cette nuit. CA AUSSI fait partie de notre accord, me semble-t-il.

L'homme déglutit avec difficulté.

— Ils...avaient l'intention de s'en prendre à une jeune femme.

Derek écarquilla les yeux de colère. Sa main se mit à trembler alors qu'il se dressa lentement de son siège. Il serra son poing avec tant de force que son verre gémit sous sa poigne de fer.

— Et sans doute pas pour lui demander l'heure j'imagine. Je pensais pourtant avoir été clair: on prend des risques pour ce qui nous est profitable! Je doute fortement qu'un viol nous soit profitable. Je n'autorise que votre organisation à commettre des crimes dans MA ville. Des actes qui nous rapportent de l'argent. En contrepartie, je lâche les flics ou je vous laisse vous occuper de ceux qui marcheraient sur nos plates-bandes, tel était notre accord!

— Oui Marlow, tu peux donc te targuer d'avoir réduit la criminalité de cinquante-deux pour cent, ce qui a permis ta réélection. NOUS avons permis ta réélection. Et ce serait très facile de te faire tomber, vieil homme. Ils nous suffiraient de dévoiler à Vermont des preuves de ce dans quoi tu baignes, il s'en doute déjà. Alors tu vas jouer ton rôle, sinon...

— Sinon quoi ? coupa Derek.

Il s'était rapproché à une allure stupéfiante et désormais sa silhouette imposante écrasait littéralement les deux gangsters.

Le premier ne se démonta néanmoins pas.

— Sinon tu vas en faire les frais avant nous. Fais ce qu'il faut pour régler ce problème. N'oublie pas qu'on te tient en laisse, Derek. Il suffit qu'on appelle le vrai boss de cette affaire et on te fera plonger.

A ces mots, Derek brisa son verre dans la gorge du second malfrat. Celui-ci tomba en sol et se mit à hoqueter du sang. Il chercha à agripper quelque support alors qu'il s'étouffait, des dizaines de morceaux de verres plantés dans sa gorge. Son camarade braqua des yeux remplis de terreurs sur la scène, avant de revenir rencontrer ceux du maître de Lakeland City.

— Et vous, n'oubliez pas d'être très loin de moi quand vous le ferez, ou quand vous menacerez à nouveau de le faire. Chacun sa laisse, petit homme.

Le malfaiteur débarrassa promptement le plancher, abandonnant son collègue agonisant.

— J'ajouterai, dit Derek en plaçant son pied sur le crâne du gémissant, que c'est « Monsieur le maire ».

Il appuya alors de toutes ses forces, et un craquement sinistre rétablit le silence de la nuit.

Le Vœu d'être meilleurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant