Septembre 1989, Lakeland City.
— Alors poussin, comment s'est passé ton premier jour?
Jeffrey passa lancinement le pas de la porte, son cartable fermement attaché à son dos d'écolier. Il évita de fixer sa mère dans les yeux, ne voulant pas qu'elle remarque immédiatement les multiples contusions que son visage arborait. Elle le remarquerait de toute façon tôt ou tard. Il posa son sac acheté d'occasion sur le coté du couloir, et enleva ses chaussures fatiguées. Elles lui faisaient mal, ses pieds avaient grandi. Jeffrey laissa un soupir de soulagement lui échapper alors qu'il ôta ses baskets.
Il clôt la porte légèrement délabrée et se rendit dans la cuisine vétuste. Le papier peint s'écaillait par endroit, les murs portaient les traces d'anciennes fuites et de la moisissure qui les avaient accompagnées. La pièce était éclairée par une unique ampoule dont le fonctionnement relevait du miracle.
Sa mère l'attendait là, en peignoir, en préparant le repas du soir, visiblement frugal, comme à l'accoutumée. Le service d'aide sociale, faute de subventions suffisantes, n'était pas très performant à Lakeland City et les familles vivant sous le seuil de pauvreté étaient monnaie courante.
Madame Slart se retourna finalement devant l'absence de réponse de son fils unique, mais loin d'être surprise ou irritée devant ce qu'elle vit, elle s'agenouilla avec un sourire discret.
— Tu t'es encore battu, Jeffrey? lui demanda-t-elle en lui débarbouillant le visage.
Le jeune garçon baissa les yeux en direction du sol, il ne voulut pas croiser le regard aussi bleu que le sien de sa mère. S'être battu était une forme largement exagérée pour signifier qu'il avait servi de punching-ball.
— Ils ont dit des choses sur toi, répondit-il timidement.
— Tu te bats souvent pour les autres et non pas pour toi-même? C'est généreux, mon fils. Mais fais plus attention, c'est toi l'homme de la maison. Que ferais-je sans toi?
— Mais maman! Je pouvais pas les laisser dire ça! protesta Jeffrey.
La maigre femme soupira lourdement à mesure que son léger sourire s'effaçait.
— Si tu n'es pas de taille, il ne faut pas te mettre en danger inutilement. Tu es tout ce qu'il me reste Jeffrey, je ne veux pas te perdre. Il faut que tu t'en sortes, je veux que tu devienne au-dessus de ça. Alors promets-moi que tu ne te mettras plus dans le pétrin, même pour moi, c'est bien compris?
— D'accord...rétorqua le jeune garçon.
— Dis-le Jeffrey! menaça sa mère.
— Je te le promets maman, acheva Jeffrey.
Cette promesse s'évanouit bien vite dans la vie d'un jeune enfant. Les jours passèrent et Jeffrey évita minutieusement le moindre ennui, il fit en sorte que les brimades et les moqueries glissèrent sur lui et n'y accorda aucune importance, ou du moins s'en persuadait-il.
Le dix-sept septembre fut de prime abord un jour comme tous les autres dimanches. Jeffrey ne sortait pas beaucoup en raison de la fréquentation du quartier, et, de toute façon, faute de compagnons de jeu. Il affectionnait donc plutôt rester dans sa chambre exigüe et faire ses devoirs. Le petit garçon aimait beaucoup la chimie, chose relativement rare pour un gamin de son âge, cela l'intriguait que des liquides pouvaient changer de couleurs, de formes, et il voulait comprendre pourquoi. La seule passion plus intense que possédait Jeffrey était les comics de super-héros. Sa seule possession qui avait un tant soit peu de valeur se trouvait être un poster de Jay Garric, le Flash de l'âge d'argent, qu'il avait obtenu dans un comic-book de trente cents pour son dernier anniversaire.
Ce soir-là Jeffrey se coucha tôt afin de s'apprêter pour un énième lundi mouvementé. Il fut réveillé au milieu de la nuit par un cri déchirant et maternel. Curieux, le petit garçon se posta en haut des escaliers menant de sa chambre à la pièce de vie où la lumière brillait encore. Il vit sa mère au sol, couverte de sang. A côté d'elle se dressaient deux hommes, dont un d'une taille gigantesque, le plus grand adulte que Jeffrey n'ait jamais vu.
— Il fallait payer Slart, c'était ta dernière chance, le patron en a eu marre! fit l'homme plus petit.
— Vous savez très bien que je ne pouvais pas, répondit-elle faiblement.
— Pas mon problème, répliqua-t-il, tu peux y aller Derek.
Le géant soupira et sortit une arme de son grand manteau. Jeffrey ouvrit la bouche de surprise et voulut aider sa mère, mais celle-ci plongea alors son regard bleu dans les siens, un regard suppliant, l'implorant de rester cacher.
Le garçon avait promis.
La détonation fendit l'air avec un bruit assourdissant. Jeffrey mit sa main sur sa bouche pour étouffer les plaintes qui voulaient jaillir de sa gorge.
— Quel gâchis... Tu peux me dire à quoi ça rime? Comment Carl se fera payer s'il fait tuer tout le monde? réagit le colosse.
— Tant qu'on est payé Derek, j'en ai rien à foutre, et tu devrais éviter de te poser des questions!
— Il devient complètement fou, j'espère que tu le réalises.
— Gare à toi si je lui répètes, heureusement qu'il t'a à la bonne, dit son comparse.
—Tu me menaces? questionna le géant.
— Mais non mais non Derek, que vas-tu chercher là, allez, on s'arrache avant que les flics ne débarquent.
Les deux hommes en noir s'éclipsèrent promptement, laissant madame Slart baignant dans son sang, les yeux toujours fixés en direction de son fils unique.
— Bon allez, un petit effort, essaie de me dire tout ce dont tu te souviens, demanda le policier.
Jeffrey s'entendit bégayer, lutter pour articuler des mots épars: "hommes", "grand", "Derek", "argent", "promesse" sonnaient comme autant de termes dénués de sens et sans cohésion.
— Je n'ai pas pu la sauver, bafouilla-t-il, je voulais mais je pouvais pas.
— C'est normal, comment aurais-tu pu? Tu n'y es pour rien, tu n'aurais rien pu faire.
Le policier s'en alla comme il était venu. L'affaire du meurtre d'une femme seule, d'un milieu défavorisé, fut bien vite enterrée, soit par absence de piste, ou bien au contraire parce que la police savait pertinemment qui était derrière tout cela.
— Mais vous verrez, je deviendrai plus fort, et quand je serai grand, je serai meilleur! se souvenait d'avoir hurlé Jeffrey.
Puis tout s'évanouit dans le noir.
***
Jeffrey se réveilla en sursaut, trempé de sueur. Il se passa les mains sur le visage afin de se libérer de l'emprise glaciale qui l'assaillait. Encore le même cauchemar depuis tant d'années, fut-il parfois entrecoupé d'un autre plus récent. Parvenait-il à peine à trouver un sommeil salvateur, même si son métabolisme amélioré lui permettait désormais d'ignorer cette contrainte.
Il se demandait parfois s'il n'était pas allé trop loin. Il se remémorait souvent ses jeunes jours, où tout semblait si différent et lointain, comme un mirage dans le désert. Il n'était plus le même, de manière certaine. Le jeune garçon aux yeux bleus s'était métamorphosé en optimisé au regard orange flamboyant, sans retour arrière possible.
Il ne pouvait pas y échapper. Rien ne peut arrêter les rêves.
Jeffrey tourna la tête pour regarder son réveil: cinq heure trente. Inutile de tenter de se rendormir, l'entraînement allait bientôt commencer.
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Le Vœu d'être meilleur
Science FictionTout le monde a un jour voulu être meilleur, passer outre ses défauts et devenir quelqu'un d'exceptionnel. Jeffrey Slart est de ceux-là. Constamment brimé pour son manque de physique et de beauté, il en a nourri la volonté de s'élever. Pourquoi pas...