Derek Marlow, maire de Lakeland City, se tenait sur le parvis de Jeffrey Slart, arborant un sourire qui se voulait rassurant mais qui, combiné à sa taille gigantesque par rapport à l'encadrure de la porte, ne le rendait que plus impressionnant. Jeffrey resta un temps hébété, soutenant le regard du géant, qu'il n'avait encore jamais vu d'aussi près.
— Je vous en prie, finit-il par articuler machinalement, entrez-donc.
Le maire accentua sa mimique et se baissa pour franchir le seuil.
— Je vous en remercie, monsieur Slart. Pardonnez-moi de faire irruption si tôt dans votre logis, mais comme vous pouvez aisément vous en douter, j'ai un emploi du temps très fourni durant la journée. Il m'était donc impossible de trouver un créneau horaire pour vous rencontrer autrement.
Derek balaya la pièce de vie du regard, comme un scanner, puis leva les yeux au plafond.
— Et bien, reprit-il, quel taudis. Qui donc vous loue un tel logement insalubre ? Puis je m'installer ? dit-il en désignant une chaise.
— Allez-y, répondit Jeffrey. Son intonation ne laissait transparaître que la politesse nécessaire et suffisante.
Après avoir accroché sa veste de smoking, le maire s'assit à la table. De toute évidence, il était bien trop démesuré pour les lieux. Il se pencha en avant et entrecroisa ses doigts immenses.
— Monsieur Slart, si je suis venu vous voir ce matin, c'est que vous et moi, avons un problème.
Un peu qu'on a un problème.
— Problème que j'espère, continua calmement Derek, nous parviendrons à régler.
Comment sait-il?
Jeffrey palpa la poche arrière de son jean en quête d'une dose salutaire et rassurante de son précieux liquide. Bien entendu, il ne sentit rien, ses réserves de la nuit passée étaient épuisées et seule son stock laborantin secret demeurait. Mais il ne pouvait y accéder alors que le maire le décryptait littéralement du regard.
— Vous avez eu une altercation avec mon fils Joseph, il y a quelques jours, déclara celui-ci avec calme et sérieux.
Ce ton mit Jeffrey hors de lui. Il grinça des dents, en silence. On n'allait quand même pas lui reprocher d'avoir corrigé ce petit con prétentieux.
— Sauf votre respect, monsieur le maire, votre fils était en train d'agresser une autre personne, ni plus ni moins que le fils Vermont, et je n'aurais pas, en mon âme et conscience, laisser faire. J'ajouterais, monsieur, que votre fils est un...
— Crétin ? Idiot ? Brute épaisse dépourvue de toute intelligence ? coupa Derek, qu'alliez-vous dire, monsieur Slart ?
— Et bien, je... balbutia l'intéressé, manifestement pris au dépourvu, j'avais plein d'autres mots en tête monsieur. Votre fils emmerde tout le monde depuis trop longtemps, certains en ont fait les frais et en ont plus qu'assez. Et je tiendrai mes positions vis-à-vis de ça. Donc si vous êtes venu vous plaindre, persister à déclarer que votre fils est une pauvre victime à qui tout est dû ou constater que votre projet de réhabilitation des logements insalubres n'est visiblement pas à la hauteur de vos espérances, excusez-moi, mais je m'en passerai volontiers.
Il avait prononcé ces derniers mots sans sourciller. L'impression première que laissait Derek était passée, et Jeffrey ne ressentait à présent que du mépris pour ce personnage.
— Et bien, réagit Derek en riant, si j'avais su que vous auriez autant de ferveur ! Vous n'êtes pas d'accord avec ma politique, soit ! Vous n'êtes sans doute pas le seul, et de toute façon, ce n'est pas l'objet du débat. De plus, vous vous méprenez sur le but de ma visite. En fait, je suis venu personnellement m'excuser pour les agissements de Joseph.
La colère de Jeffrey s'adoucit légèrement devant cet aveu.
— Voyez-vous, depuis le décès de ma femme peu après sa naissance, j'ai été seul pour l'élever, et lui offrir une éducation décente. Je reconnais ne pas avoir été un père très présent, de par mon emploi du temps de ministre, si j'ose m'exprimer ainsi, et la résultante fut que l'éducation de mon fils fut un échec cuisant. Malgré toute l'aide que je pouvais lui payer, il n'arrivait à rien d'autre qu'à en faire comme bon lui semblait. Il traine dans les rues, il fait des choses que, soyez-en certain, je ne cautionne absolument pas.
Mouais...
Jeffrey croisa les bras, il préférait rester debout pour dominer son interlocuteur sous son propre toit, mais même assis, Derek Marlow faisait une taille comparable à la sienne.
— J'accepte vos excuses, monsieur Marlow, finit-il par prononcer, mais soyez assuré que si Joseph continue à semer le trouble, je vous le ferai renvoyer dans votre résidence par voie policière.
Le géant s'esclaffa de plus belle :
— Et vous auriez mille fois raison, si seulement les subordonnés de notre commissaire n'étaient pas trop hésitants quant au fait d'arrêter mon fils unique et de m'en faire part. Maintes fois je leur ai pourtant signifié de ne rien en faire. Je n'ai jamais souhaité que Joseph bénéficie d'un traitement de faveur.
Derek Marlow se leva et sourit.
— Voilà donc qui conclut notre affaire, je n'ai rien à y ajouter ! Oh, avant de vous quitter monsieur Slart, puis-je utiliser vos sanitaires ?
...
— Hélas, ils ne fonctionnent plus. J'ai essayé de les réparer depuis au moins deux heures, ce qui explique que je vous apparaisse trempé et de mauvaise humeur.
Le sourire du maire s'effaça, et Jeffrey crut discerner une lueur suspicieuse émanant des yeux de son interlocuteur.
— Un taudis. Vous l'avez dit, renchérit Jeffrey.
Derek resta quelques secondes interdit, braquant un faisceau inquisiteur sur le jeune homme.
— Oui, je l'ai dit... prononça-t-il l'air hagard. Excusez-moi monsieur Slart, mais je suppose que vous étiez présent lors de mon allocution publique, n'est-ce pas ?
Le ton du maire avait changé, sa relative décomplexion jusqu'alors laissait maintenant place à un sérieux intimidant et malaisant.
— Oui, répondit Jeffrey, comme la plupart de la population de la ville. Pourquoi cette question ?
— Oh, pour rien... Mettons cartes sur table, voulez-vous ? Je vois dans vos yeux que vous me m'aimez pas, soit, vous n'êtes sans doute pas le seul. Mais vous c'est autre chose, je le sens, je l'entends et je le vois, quelque chose qui n'est pas uniquement dû à ma mauvaise manière, selon vous, de gérer cette ville. Non monsieur Slart, vous me détestez personnellement. Or, je ne crois pas que nous nous soyons rencontrés de manière privée par le passé. D'où mon interrogation : qu'est ce qui m'a valu vos sentiments si négatifs ?
Jeffrey se rapprocha lentement de Derek, celui-ci se faisant de plus en plus grand à mesure que la distance diminuait.
— Je sais ce que vous faisiez avant d'être élu et d'avoir cette vie, rétorqua Jeffrey de bout en bloc. Vous vous ne vous en rappelez pas, mais moi je me souviens très bien de vous. Dix-sept septembre 1989. Un jour pluvieux. Une jeune femme de moins de la trentaine, aux cheveux auburn, ça vous parle maintenant ?
Derek fixait ce petit bout d'homme qui se tenait face à lui. Une telle assurance à son égard était chose suffisamment rare pour être mentionnée.
— Y a-t-il autre chose qui devrait me parler, monsieur Slart ? Ou en avons-nous fini ?
— Effectivement, nous en avons fini, répondit le jeune homme d'un ton sec.
Derek se retourna et ouvrit la porte.
— Si j'en crois les dires, ça a chauffé à la banque durant la nuit. A votre place, je resterais chez moi le soir désormais. Pour votre propre sécurité.
— Je m'occupe seul de ma sécurité, je vous remercie, rétorqua Jeffrey d'un ton hypocrite.
— Je l'espère sincèrement, monsieur Slart.
Le maire ferma la porte, et d'un pas lourd disparut dans l'aube naissante.
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Le Vœu d'être meilleur
Science FictionTout le monde a un jour voulu être meilleur, passer outre ses défauts et devenir quelqu'un d'exceptionnel. Jeffrey Slart est de ceux-là. Constamment brimé pour son manque de physique et de beauté, il en a nourri la volonté de s'élever. Pourquoi pas...