Juin 2012, base militaire des forces spéciales américaines, localisation inconnue.
"Trois cent quatre, trois cent cinq, trois cent six... "
Le compte de Jeffrey résonnait dans la grande salle d'entraînement entièrement déserte, de nombreuses machines de musculation métalliques trônaient au centre de la pièce comme autant de fonte et de poids morts destinés au paraître d'efficience des forces armées américaines, entourées par une piste de course circulaire.
Jeffrey détestait courir en cercle, cela lui donnait l'impression de tourner en rond, le faire à son allure rendait cela encore plus barbant que de progresser lentement. Pour s'échauffer il préférait donc se suspendre par les jambes à cette haute barre servant d'ordinaire aux tractions.
"Quatre cent douze, quatre cent treize... "
Jeffrey s'entrainait seul, les autres membres de la caserne préférant soigneusement éviter de se trouver au même endroit que lui, et ce n'était pas pour lui déplaire. De toute façon, ces séances très matinales étaient toujours le fruit de ses insomnies, il était très tôt, même pour des militaires.
" Cinq cent dix, cinq cent onze... "
Le jeune homme de Lakeland avait bien changé. Son corps arboraient désormais des muscles saillants, sans être trop imposants, prenant part à un physique affuté et aiguisé par de nombreux mois d'exercices. Jeffrey était devenu un guerrier.
" Sept cent trente... Sept-cent trente et un... "
Ses abdominaux commençaient à chauffer devant l'effort immense à déployer pour hisser son buste jusqu'à ses genoux, mais Jeffrey continua inlassablement son mouvement de métronome sans se soucier de l'aube naissante. Son torse nu ruisselait de sueur, celle-ci marquant de son passage les fins reliefs de sa musculature. Ses cheveux longs lui touchaient presque les épaules et sa jeune mais néanmoins marquée barbe masquait ses traits d'autrefois. Une seule constante demeurait, ses yeux de feu.
Des silhouettes se mirent à apparaître dans les couloirs comme autant de militaires s'éveillaient pour leur entrainement quotidien et même si certains eurent le courage de débuter leur course sur la piste entourant Jeffrey, aucun ne se risqua à approcher de l'aire centrale, au plus grand soulagement de celui-ci.
" Neuf cent soixante... Neuf cent soixante et un... "
Finalement, un officier en uniforme accompagné d'un soldat fit irruption dans la salle. Il s'avança d'un pas décidé vers Jeffrey qui ne l'avait pas encore remarqué et se planta à côté de lui.
— Garde à vous monsieur Slart, ordonna-t-il.
L'homme de Lakeland City l'ignora complétement et ne s'interrompit même pas dans son compte.
" Mille cent quatorze... Mille cent quinze..."
L'officier jeta un regard vers son escorte aussi désabusée que lui et ôta sa casquette qu'il plaça sous son bras.
— J'ai dit: garde à vous monsieur Slart! renchérit-il en haussant le ton.
— Vous perdez votre temps mon colonel, se permit d'intervenir un soldat qui courait là, il ne s'arrêtera uniquement lorsqu'il en aura décidé ainsi.
— Ou que je le colle au trou pour insubordination! vociféra l'officier.
— Si seulement vous trouvez une cellule pouvant le retenir...
Le colonel leva les yeux au ciel.
— Bon, monsieur Slart, je n'ai pas toute la journée, alors nous allons dire que je vais faire l'impasse sur votre manque apparent de discipline militaire, dit-il, je suis ici pour vous préparer à votre nouvelle affectation.
Jeffrey ne réagit pas davantage et continua son long exercice.
— M'entendez-vous seulement, monsieur Slart?
"Mille trois cent cinquante-six... Oui. Mille trois cent cinquante-sept."
— Bien, alors veuillez vous présenter immédiatement au bureau du général Clarks, acheva le colonel.
Il se dirigea vers la sortie du gymnase aussi brusquement qu'il était apparu, mais le soldat ne le suivit pas. Jeffrey attrapa de ses mains la barre de traction, se hissa, prit de l'élan et d'un double salto avant atterrit cinq mètres plus loin au beau milieu de la piste de course, arrêtant net ceux qui y couraient. Il n'en avait cure.
L'escorte du colonel se mordit la lèvre inférieure et s'approcha de lui.
— Excusez-moi, monsieur Slart, demanda-t-il en tendant un papier, pourrais-je avoir un autographe pour ma petite fille? Grâce à vous, j'ai pu quitter le Guatemala pour retourner la revoir, elle vous considère comme son héros, vous avez sauvé son père!
Jeffrey se retourna et l'agrippa par le col.
— Non mais pour qui est-ce que tu te prends?! tonna-t-il, tu crois que j'ai fait quoi au Guatemala? Je suis allé dans des villages rebelles, soi-disant, et qu'est-ce que tu crois que j'ai fait? J'ai fait ce qu'on m'a demandé, j'ai tué tout le monde! Tu crois qu'ils ont eu une chance?! Ils fuyaient, ils beuglaient, ils hurlaient! Peut-être que certains m'ont demandé aussi un autographe pour leur fille si ça trouve hein? Mais je ne les comprenais pas! Je les ai massacré au nom de la liberté! Et tu veux que je te dise? J'ai aimé ça! Mais bien sûr, le gouvernement n'a pas voulu que ça reste confidentiel, oh non! Il voulait que je sois leur héros, pour que des pauvres mecs comme toi viennent me féliciter d'avoir permis à leurs culs de rentrer sains et saufs, serrer leurs enfants dans leurs bras. Alors ne me fait plus chier avec le Guatemala!
Jeffrey relâcha son emprise et constata d'un regard circulaire que toute la salle le regardait silencieusement.
— Quoi, vous ne m'approuvez pas? Vous pensez que je ne mérite pas ma place ici? Grand bien vous fasse!
Il se dirigea vers un soldat immense et musculeux, et ne fut nullement intimidé quant au fait de devoir lever la tête pour le regarder dans les yeux.
— Toi, tu as l'air d'avoir quelque chose à dire, le provoqua Jeffrey.
Celui-ci ne répondit rien et essaya d'éviter le regard orangée de son violent interlocuteur.
— Encore un qui a peur de me regarder dans les yeux, railla Jeffrey. Qu'ont-ils, mes yeux, hein? Pourtant tu as l'air d'être plutôt costaud, non? T'es plutôt bien charpenté.
— Cela ne prouve rien, risqua l'humble soldat.
— Tu ne peux pas savoir à quel point tu as raison, j'ai explosé des mecs deux fois plus forts que toi, alors ferme-la!
Jeffrey se détourna de sa victime et ouvrit les bras en croix en s'adressant à tout l'auditoire.
— Vous pensez que j'ai tort? Que je suis trop dur avec vous? Que je suis une peau de vache? Je vous donne un indice: une de ces trois propositions est vraie! Alors ne m'emmerdez plus pendant que je m'entraîne!
Jeffrey se dirigea d'un pas souple vers la sortie en attrapant une serviette pendue là, mais s'interrompit à mi-chemin. Il soupira bruyamment puis retourna en arrière et ramassa le papier que l'escorte avait laissé tomber de stupeur et réclama un stylo. Il prit ensuite appui sur son genou et réalisa l'autographe qu'il tendit au père.
— Dis ceci à ta fille, appuya Jeffrey d'un ton plus calme, les héros, ça n'existe pas.
Jeffrey partit ensuite, non sans grommeler dans sa barbe de trois jours quelques mots inaudibles, laissant toute l'escouade dans un mutisme lourd de sens.
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Le Vœu d'être meilleur
Ficção CientíficaTout le monde a un jour voulu être meilleur, passer outre ses défauts et devenir quelqu'un d'exceptionnel. Jeffrey Slart est de ceux-là. Constamment brimé pour son manque de physique et de beauté, il en a nourri la volonté de s'élever. Pourquoi pas...