Comment oublier?

XXXI

Après le départ de Théo et d'Anna, la soirée se continue sans encombres. Vers quatre heures du matin, les invités commencent à prendre congé. Je suis soulagée de les voir partir, la soirée a été longue, et j'ai envie d'aller dormir. Mia, Connor, Jessie et James restent pour m'aider à ranger. À cinq heures, la maison est nickel. Enfin hormis les tâches de vomis sur les marches dehors, mais je m'en occuperai demain. Mia et Connor rentrent chez eux. Jessie reste dormir, comme prévu. Il est trop tôt pour qu'un bus ne passe la prendre. Après s'être dit bonne nuit, elle monte à l'étage, dans la chambre d'amis. Je me retourne alors vers James.

- Tu restes dormir avec moi ?

- Tu es sûre que c'est ce que tu veux ? Ta soirée a été assez... comment dire ... mouvementée...

- Oui... Je baisse les yeux. Mais j'ai vraiment envie que tu restes, même si on ne se connaît pas beaucoup. Il pose un baiser sur mon front, et me prend par la main. Je prends ce geste pour l'acceptation de ma demande. Nous montons tous les deux à l'étage, dans ma chambre.

Lorsque nous entrons, James se dirige directement vers mon lit, et s'y laisse tomber en arrière. Sa tête heurte quelque chose. Merde, le cadre. Il le prend en main et l'observe longuement, sans que je ne sache quoi dire.

- C'est Théo ?

Pour seule réponse, je hoche la tête. Je reste plantée, là, devant lui, encore dans ma robe noire et mes escarpins roses qui commencent à me cisailler la peau.

- Pourquoi tu as gardé cette photographie de vous deux ?

Ce que je vois dans ses yeux n'est pas de la colère, plutôt de la tristesse. Je m'en veux d'être comme cela, toujours attachée à ce crétin de Théo, alors que je suis dans ma chambre avec ce garçon adorable. Je prends une profonde inspiration avant de commencer à lui expliquer mon histoire. Je sais que ce n'est pas le meilleur moment qu'il soit, parce que nous avons bu, que nous nous connaissons à peine, et surtout qu'il a failli mettre son poing dans le visage de mon ex, mais peut-être que si je lui explique comment ça s'est passé entre Théo et moi, peut-être qu'il comprendra pourquoi j'ai tant de mal à tourner la page. Et surtout, peut-être, je l'espère, il comprendra qui je suis. Je m'assieds sur le bord du lit, à côté de lui. Je ne peux pas le regarder, je fixe alors mon regard sur mes mains.

- On est sorti ensemble avec Théo alors que l'on était encore au collège. On était toute une bande de potes avec Connor, Mia, Jessie, Théo et Gaetan, le meilleur pote de Connor, je ne sais pas si tu l'as vu, mais il était là tout à l'heure. On trainait tout le temps ensemble, on était super proches. Pendant notre dernière année, on s'est fait ce tatouage avec Théo. Comme je te l'ai dit, on pensait que l'on était deux contre l'adversité. L'été où nous avons fini nos secondaires, mon père est mort dans un accident de vélo. Il a été renversé par un chauffard complètement ivre. Ça a été très dur, mais Théo était là. Il nous a beaucoup aidées, ma mère, Lila et moi. Lors du procès, l'homme qui avait renversé mon père n'a jamais voulu plaider coupable car il disait que ce n'était pas lui, alors que les vidéos surveillances de la ville montraient bien que c'était lui qui était au volant. Ma mère n'a pas supporté et, six mois plus tard, s'est suicidée en sautant d'un pont. Lorsqu'elle a commis cet acte, nous étions parties toutes les trois dans notre maison de campagne pour essayer de nous ressourcer un peu. Quand elle a.... J'ai du mal à trouver mes mots... Quand elle a sauté. On l'a vue. Enfin je veux dire, avec Lila, on était sur la terrasse, on buvait un chocolat chaud au bord de la rivière quand on a vu que quelqu'un avait sauté du pont que l'on voyait au loin. Ce n'est que quand la police est venue sonner à la porte que l'on a su... Théo nous a rejoints le soir même. Le lendemain, quand je me suis réveillée, j'avais un mot de Théo sur l'oreiller à côté du mien, me disant que c'était trop dur à supporter pour lui, qu'il ne pouvait pas m'aider à surmonter ça, qu'il n'était pas l'homme qu'il fallait pour ça, parce que lui, il était trop jeune pour assumer un enfant et gérer ses études en même temps. Ça faisait trois ans que l'on était ensemble. J'étais anéantie. En une année, j'avais perdu mon père, et ma mère. Et là, je venais de le perdre lui, alors que je pensais que nous pourrions tout traverser ensemble. Je venais de rentrer en première année à l'université, et comme j'étais majeure, et j'ai pris la décision de rester vivre ici, dans la maison de mes parents, et d'élever Lila. C'était ça, ou le foyer d'accueil, et ça je ne voulais pas de ça pour elle. Je ne me le serais jamais pardonnée. Ça n'a pas été facile tous les jours, et ça ne l'est toujours pas, mais je suis bien entourée. Lila a une nounou, Perrine, qui s'occupe d'elle quand je suis en cours, ou au boulot, parce que oui j'ai dû prendre un job comme caissière dans le petit supermarché au coin de la rue les week-ends, et quand je sors. Connor, Mia et Jessie m'ont aussi beaucoup aidée. Ils sont tous les trois venus vivre ici pendant trois mois, le temps que les choses se mettent en place. Je leur en serai à jamais reconnaissante... Maintenant ça commence à aller mieux. Je surmonte tout ça. Mais c'est encore très difficile. Parfois je ne sais pas comment réagir quand Lila fait ou dit certaines choses. J'apprends au fil des jours, des semaines et des mois. Je sais que je ne serai jamais comme ma mère pour elle, mais je fais du mieux que je peux...

Je fixe toujours mes mains. Je ne m'en étais pas rendue compte, mais j'ai pleuré. Mes joues sont humides et le haut de ma robe est baigné de larmes. Je suis incapable de relever les yeux pour le regarder. James se lève, voyant que j'ai terminé, et commence à faire les cent pas dans ma chambre. J'essaye de dire quelque chose, mais je me contente de le suivre du regard à travers la pièce. De temps en temps, il s'arrête, me regarde, et puis continue. D'un coup, il s'avance vers le lit et m'attrape par le bras pour me relever. Il plonge son regard dans le mien. Ses yeux sont sombres. Je ne les avais jamais vus aussi... noirs. Il est ici, avec moi, dans ma chambre, mais j'ai l'impression que son esprit est beaucoup plus loin, à des kilomètres d'ici. Alors que j'essaie de passer mes bras autour de sa taille, il m'attrape par les poignets et me tient à distance. Nous restons ainsi pendant quelques secondes avant qu'il ne lâche prise et sorte précipitamment de la chambre. Je reste figée. Je ne comprends pas ce qu'il vient de se passer. Je l'entends descendre les escaliers en courant, et ensuite, j'entends le bruit sourd de la porte d'entrée qui se referme.