Les Chroniques de Livaï ~ Tome 2 [+13]

ENFIN, JE TE VOIS(mai 844)Keith Shadis

Je reste éveillé, la tête pleine de choses qui me font chier... Impossible de dormir dans mon état. Erwin a eu beau se montrer confiant pour l'avenir, je ne suis pas aussi optimiste que lui.

Certes, les pertes ne sont pas aussi importantes qu'elles auraient pu l'être, mais Zackley ne se préoccupera pas des détails ; il constatera qu'il y a encore eu des victimes, trop pour nos prévisions, et devra en référer au roi à la fin. Je sens que le budget du bataillon va encore baisser ; et avec lui, la considération et le soutien du peuple...

Je sais que la formation de détection aurait été un succès par temps clair, mais les morts se moquent bien de ça. Ces soldats ne reviendront pas chez eux. Et c'est encore moi qui vais devoir faire la tournée des foyers pour annoncer la mauvaise nouvelle aux familles... C'est l'aspect de mon travail qui me peine le plus. C'est Erwin que je devrais envoyer plutôt. Je suis sûr qu'il l'accepterait. Oui, je ferais ça. De toute façon, j'aurais une montagne de paperasse à gérer à mon retour. Pas le temps.

Je me rends compte à quel point mon moral a baissé depuis que je suis passé de chef d'escouade à major du bataillon. C'était inévitable... A cette place, on se coltine des soucis que personne ne peut imaginer... Je me dois de me montrer inflexible face à mes camarades, mais je crains qu'un jour, mon masque ne tombe. Keith Shadis, la terreur des régiments, une lopette qui chiale dès qu'il est seul ! Ouais, c'est peut-être ce que Carla a vu en moi, c'est pour ça qu'elle a préféré Jäger... Lui au moins a accompli de vraies grandes choses, il lui a même donné un enfant, alors que moi je vais d'échecs en échecs... Je n'avais aucune vie de famille à lui offrir de toutes façons...

Non, je ne dois pas raisonner ainsi ! Le bataillon d'exploration est essentiel à l'humanité ! Il doit survivre, même à moi ! Toutes ces petites gens qui vivent bien tranquillement derrière les Murs sans savoir à quoi ressemble le vaste monde - pire, qui s'en moquent - ne valent pas mieux que nous ! Ils sont aveugles et ont l'esprit lent ! C'est à nous de leur montrer qu'ils se trompent en voulant nous empêcher de sortir !

Avant toute chose, je dois planifier le voyage de retour. Nous contournerons la vague de titans par l'est cette fois, ce sera plus sûr. Pas question de perdre un soldat de plus. Hanji va pester, elle préfère quand nous galopons à vue de nos ennemis, mais je serais ferme. Elle a beau avoir des qualités intellectuelles hors normes, elle finira par tous nous faire tuer, avec ses lubies.

L'escouade de Faragon... Décimée... Un seul survivant... Je n'ai même pas eu besoin de me demander de qui il s'agissait. Je l'ai à peine aperçu tout à l'heure, il semblait choqué mais indemne. Je me demande vraiment ce qu'Erwin lui réserve... Il semble très concerné par son avenir. Dommage que les deux autres soient morts, ils étaient prometteurs.

Moi, c'est de l'avenir du tout le bataillon dont je dois me préoccuper. Il me paraît sombre mais pas désespéré. Si Zackley ne retire pas que du négatif de cette sortie, les conservateurs ne gagneront peut-être pas cette fois.

Et les rumeurs vont bon train parmi les soldats. Aux dernières nouvelles, celles-ci portaient entre quatre et huit le nombre de titans que Livaï aurait buté tout seul. Même si je me doute que c'est exagéré, rien que quatre, ce sera déjà un vrai tour de force ; un miracle surhumain devrais-je dire. Erwin avait-il prévu de telles actions d'éclat ? Si c'est le cas, je comprends mieux ce qu'il voulait dire quand il parlait de renouveler l'image du bataillon et d'augmenter le nombre de ses hauts faits. Car si ce type est capable dès à présent de tuer autant de titans en solo, qu'est-ce que ce sera dans un mois, ou un an ?

Mais le peuple et les parlementaires ne verront jamais ces exploits de leurs propres yeux. C'est notre malheur, notre héroïsme reste hors de vue des gens. Il n'y a guère que les racontars qui se colportent le mieux, vrais ou non. Et comme nos actions se déroulent à l'extérieur, pas de preuve formelle de notre avancement. Il leur importe peu de savoir que le bataillon a déjà exploré la zone sud sur plusieurs kilomètres. Et comme personne ne le voit, notre légitimité est toujours remise en cause. Putain de cercle vicieux qui n'en finit pas...

Je me masse les tempes en fermant les yeux. Je dois me forcer à dormir. Je ne peux pas me reposer constamment sur Erwin dès que je me sens fatigué. Il n'est pas si infaillible que ça, je l'ai constaté. Sur le fond noir de mes paupières baissées, j'imagine Carla et son fils, Eren, en train de jouer dans leur petite maison douillette de Shiganshina, attendant que Grisha rentre de sa tournée auprès de ses patients... Cette vie aurait pu être la mienne... Mais...

Il est trop tard pour le regretter...