Les Chroniques de Livaï ~ Tome 2 [+13]

CE QU'ON LAISSE DERRIERE SOI(octobre 844)Mike Zacharias

Où est-il, ce petit salaud ? Je vais lui apprendre à cracher sur ses supérieurs. Il a dû prendre la tangente quand il m'a vu. Je l'aurais la prochaine fois.

Si Livaï apprécie de se laisser faire, ça commence à vraiment me casser les oreilles tout ça. Il m'a avoué que l'idée de tabasser une recrue sans défense ne l'enchantait guère, mais y a bien que ça qui pourrait calmer Ansgar. Je pensais que le nain serait plus énervé que ça en entendant ses propos clamés à la ronde. Sa réputation en dépend...

Erwin sera absent pour encore un petit moment, et comme je suis le plus vieux de l'équipe, c'est à moi de veiller sur tout le monde. Je m'assure que Livaï va voir le médecin régulièrement pour que sa blessure cicatrise bien. C'est un vrai coup de chance qu'il ait pas souffert plus que ça ; ça avait vraiment l'air moche... Steffen ne parle pas beaucoup, secoué par la cérémonie - plus que d'habitude, disons - et Greta est aussi très réservée depuis notre retour. C'est moi qui suis le moins causant en général, et me retrouver à lancer les conversations pour dégeler l'ambiance n'est pas agréable...

Enfin, la pression de l'expédition est retombée malgré tout, et bientôt les explorateurs reprendront leur vie. A l'approche de l'hiver et des fêtes de fin d'année, on a tendance à ne plus penser qu'aux choses joyeuses. On oublie que les disparus ne seront pas là, et on se focalise sur les vivants. Pour un explorateur, c'est un luxe de vivre deux Yule de suite.

Je n'ai pas encore décidé si je rentrais chez moi ou pas. Greta et Steffen iront voir leurs familles sans doute et prendront du bon temps. Erwin restera comme à chaque fois ; et Livaï... il n'a aucune connaissance en dehors du bataillon, et je doute qu'il souhaite retrouver qui que ce soit dans le sous-sol...

Tandis que je fais le tour de l'écurie pour retrouver ce blanc-bec, je croise Nanaba qui rentre avec son cheval d'un entraînement. Son parfum dissipe instantanément tous les autres, moins agréables... Elle me remarque à son tour et me fait signe de la main. Si Livaï n'avait pas pris la place, je l'aurais bien recommandée à Erwin pour compléter notre escouade de cinq. On a un bon contact, et c'est un excellent soldat. Au combat, elle est à la fois intrépide et réfléchie quand il le faut. Et elle ne laisse personne lui marcher sur les pieds ; elle a déjà envoyé Gelgar, un nouveau chef d'équipe, sur les roses plus d'une fois. Ca arrive que certains fassent du gringue dans l'armée. Mais les choses se sont tassées et ils semblent bons amis maintenant. Pas trop quand même, j'espère...

Erwin se renfrogne quand il m'arrive de lui parler de Nanaba. Il est très rigide là-dessus et n'accepte pas très bien qu'on puisse mélanger travail et légèreté. Mais je lui réponds invariablement que ce n'est pas parce qu'il a fait une croix sur sa vie sentimentale et qu'il a décidé de vivre comme un moine que je dois faire pareil. On a qu'une vie après tout. Et puis, si elle n'est pas contre... Sortir un peu ne tuera personne.

Je la rejoins et lui demande si elle n'a pas vu un morveux raser les murs dans les parages. Elle sourit en coin et m'indique un angle du bâtiment du doigt. Je la remercie, mais avant de m'éloigner, il faut bien que je lui pose la question. Elle a quelque chose de prévu pour Yule ? Elle me dit que non, sans cacher sa surprise, mais ne semble pas gênée. Et bien, tentons la chance. Je l'invite à le passer avec moi si elle en a envie - c'est pas très fin, comme demande -, juste pour voir. Elle hoche la tête et répond que ça lui ferait plaisir de ne pas être seule pendant les fêtes. Je me gratte la tête, étonné qu'elle ait accepté, et pas vraiment préparé. Comme je ne veux pas qu'elle pense que je ne domine pas la situation, je décide de la quitter en vitesse en lui disant à plus tard.

J'ai déjà eu des conquête dans ma jeunesse mais il faut bien avouer que le bataillon n'engage pas à lier ce genre de relation. La fraternité est le sentiment qui nous travaille le plus. Mais nous sommes des humains après tout. J'espère bien qu'elle ne changera pas d'avis à la dernière minute...

Bon, où est ce rat ? Ah, le voilà, il essaie de se faire la malle par la sortie du fond. Je trace vers lui et l'attrape par le col. Il reste suspendu là, au bout de mon bras, entre ciel et terre, gesticulant et se plaignant à m'en faire mal à la tête. La brouette qu'il était en train de manoeuvrer est tombée par terre, et le grain s'est répandu. Dis dons, recrue Ansgar ! On t'a pas appris à faire les choses correctement ? Nos dévouées montures méritent mieux que toi pour les servir. T'es même pas digne de ramasser leurs crottes.

Je rapproche mon visage du sien et son odeur de transpiration me fait plisser le nez de dégoût. Sa peau est luisante et ses lèvres tremblent un peu. Quel âge il a, ce gamin ? Pas plus de vingt ans, je dirais. Livaï a raison, il mérite pas qu'on s'acharne sur lui. Le connaissant, il l'enverrait à l'hôpital s'il y allait un peu trop fort. T'as bien de la chance que mon pote te remette pas à ta place, môme. Il est trop sage pour ça.

Mais moi, c'est autre chose. Je suis pas quelqu'un de sage, en tout cas pas autant qu'on le dit. Profite pas de l'absence d'Erwin pour te foutre de la gueule de son escouade. Tu t'attaques à l'un de nous, et tu prends le risque qu'on te tombe tous dessus, pigé ? Et lors de la prochaine expédition, tu pourrais encore avoir besoin qu'on te sauve les fesses, pas vrai ? Penses-y bien.

Je le lâche et il tombe sur le derrière avec un bruit mou. Il s'est pas fait dessus, quand même ? Bah, quelle importance ? Un cheval dans un box tout à côté se met à hennir, comme s'il se moquait de la situation. Ansgar prend ses jambes à son cou et je parie ma prochaine solde que je le reverrai pas de la journée.