UN ECLAT DANS LE NOIR(octobre 844)Greta Elfriede

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Je remonte le couloir pour apporter des linges et des compresses aux médecins qui travaillent sans relâche

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Je remonte le couloir pour apporter des linges et des compresses aux médecins qui travaillent sans relâche. Quand j'aurais fini, je monterai au front.

Dans la salle juste avant l'hôpital de campagne je constate la présence de plusieurs corps recouverts de bâches. Il y en a tant, déjà... Je n'ai pas peur d'en voir, c'est une habitude qu'on prend vite. On a pas le temps de pleurer sur eux - même si certains se gênent pas - car ce sont les vivants qui comptent maintenant. Alors je hâte le pas pour me débarrasser de ma tache et me lancer moi aussi dans la bataille.

Je croise Gratia dans le couloir. Elle a des éclaboussures de sang sur le cou et les bras, et le foulard sur sa tête est de travers. J'aime bien Gratia, elle fait son boulot sans trop d'état d'âme, mais elle va vite et sait bien analyser les cas. Je lui remets le matériel et me prépare à m'en retourner quand elle m'informe que mon camarade a sans doute de la fièvre et devra rester couché jusqu'à demain. Mon camarade ? De qui parle-t-elle ?

Au lieu de me rendre à la réappro, je me dirige vers les paillasses posées à même le sol. Au milieu des mourants et des estropiés qui se tordent de douleur, je n'ai d'yeux que pour celle qui se trouve dans le coin du fond. Je marche lentement, à pas mesurés, comme effrayée par ce que je risque d'y découvrir. Gratia a dit de la fièvre... c'est tout ?

Je me présente devant Livaï, allongé sous une couverture, immobile, calme et qui semble ne pas souffrir... Une assistance est en train de déboucler les lanières de son harnais ; il porte un large bandage autour de la tête... Que s'est-il passé ? Je me jette à genoux près de l'infirmière qui m'informe qu'il aurait apparemment fait une mauvaise manoeuvre et se serait ouvert la tête avec une de ses lames. Livaï ? Non, jamais il ferait un truc pareil, c'est plus de son niveau ! J'y crois pas ! Il a dû se blesser autrement !

J'essaie de faire défiler dans mes souvenirs les images des deux dernières heures. La dernière fois que je l'ai vu, il était debout sur le titan terrassé, à attendre vraisemblablement que je le rejoigne. J'en ai déduis qu'il me pensais pourchassée... Après ça, j'ai été totalement concentrée sur mes cibles et je n'ai plus fait attention à lui. J'ai espéré qu'il me rejoigne... mais je ne sais pas s'il l'a fait...

A-t-il réussi à me rattraper ? Mais alors, comment...

Un sentiment de détresse me submerge tout à coup, venu de je ne sais où. Je pousse l'infirmière sans ménagement en lui disant que je vais m'occuper de lui. Elle a qu'à aller voir ailleurs ! Mince, je me sens fébrile, énervée... en colère. Cette sensation qui monte du fond de ma poitrine, cette conscience d'avoir peut-être raté quelque chose d'important dans l'histoire, me tourmente. Mes doigts s'acharnent sur les courroies serrées autour de son corps et je ne peux m'empêcher de me poser cette question lancinante : et si... et si ?

Et si c'était moi ?

Moi qui lui avais fait ça ?

Les images reviennent et se précipitent, en pagaille. Je ressens plus que je ne revois la lame de mon épée se brisant sur quelque chose ; une grosse branche peut-être. Elle était déjà fragilisée... Livaï... il était plusieurs mètres derrière moi... S'il m'avait rattrapée ? S'il s'était tenu juste un peu en retrait, il aurait pu...

Non ! Je veux pas me raconter d'histoires ! Mais ça me travaille tellement que j'en tremble et en jetant le harnais dans le coin de la pièce, très loin, comme si ça pouvait éloigner tout le reste, je peux pas empêcher mon cerveau de spéculer ! Je pose mes mains sur les épaules de Livaï et le secoue légèrement. Je t'en prie, dis quelque chose ! Dis-moi que je me trompe et que c'est pas vrai !

Il remue légèrement mais n'ouvre pas les yeux. Je le repose et reprends mon calme. Je me raisonne : il a pu arriver n'importe quoi, c'est peut-être vraiment lui qui s'est blessé... Je n'y suis peut-être pour rien... Mais plus j'essaie de me convaincre, plus ça sonne creux... Je me penche par-dessus lui et soulève délicatement le bandage qui lui recouvre la tête. Je sais pas si j'ai envie de voir... mais je crois que je le dois. Je ne distingue qu'une longue estafilade qui démarre au-dessus de son oreille et doit s'arrêter quelque part derrière sa tête... Ma main tremble convulsivement et je lâche le pansement de peur.

S'il ne survit pas... je ne saurais jamais... Il doit savoir la vérité sur ce qui s'est passé... Et plus les minutes passent, plus je me fais une raison.

C'est sans doute ma lame qui a failli le tuer.

Il finira bien par le dire. Il aura raison de le faire... Que penseront les autres de moi ? Tuer un camarade, c'est ce qui peut arriver de pire à un soldat... Et... Erwin ? Que pensera-t-il, que fera-t-il quand il saura ?

Je dois arrêter de me torturer. J'accepterais mon sort si Livaï révèle la vérité. Moi, je ne me sens pas le courage de le faire... Et puis, je n'en suis pas encore sûre... Pour l'instant, je dois faire ce qu'il faut pour qu'il survive. Je vais pas aller au front. Il est fiévreux et je vais aller chercher de l'eau pour l'hydrater un peu. Et aussi à manger s'il arrive à ouvrir la bouche. J'ai presque peur qu'il se réveille... mais je crains aussi qu'il ne se réveille pas ! Je sais pas quoi penser !

Je passe la main sur son front brûlant et l'entends gémir dans son sommeil. Avant de m'en retourner chercher tout ça, je distingue très nettement dans ses plaintes un "tu vas bien, Greta ?" soufflé du bout des lèvres. Honteuse, plus que jamais persuadée de ma faute, je m'enfuis en courant.

Les Chroniques de Livaï ~ Tome 2 [+13]Where stories live. Discover now