Les Chroniques de Livaï ~ Tome 2 [+13]

CE QU'ON LAISSE DERRIERE SOI(octobre 844)Keith Shadis

Les cendres ont été ramassées et placées dans des boîtes. Elles seront rendues plus tard aux quelques proches des victimes aux quatre coins du royaume. C'est moi qui m'y collerai bien sûr, mais Erwin et Hanji m'aideront dans cette tache.

Comme à chaque fois, la perspective me fait horreur. C'est toujours pareil : frapper aux portes, se présenter, voir la peur se lire dans les yeux de la femme ou du vieil homme qui est venu m'ouvrir à la vue de mon insigne... Et la détresse, l'effondrement, quand je dévoile la boîte contenant les cendres de leur fils, fille, frère ou soeur... Epoux, fiancée, toutes ces vies gâchées et fauchées à la fleur de l'âge... dans quel but ? Pourquoi je me pose cette question de plus en plus souvent ?

Comme à chaque fois, je répèterai l'éternel refrain de la bravoure, du courage, du dénuement exemplaires que leur être cher a montré au combat, et cela réconfortera pendant un moment. Mais c'est toujours le même discours. Alors que je ne connaissais même pas moins de la moitié d'entre eux ! Même leurs noms, je dois me les rappeler en les lisant sur les boîtes avant de me présenter et de dire n'importe quoi ! Des anonymes... c'est bel et bien ce qu'ils sont... alors pourquoi ça me touche autant ? Ca ne devrait pas...

Je ne peux pas me rappeler de tout le monde, connaître tout le monde... Il faut bien qu'ils le comprennent... Non, ils n'ont pas à le savoir. Alors la ritournelle continuera.

Je me tiens devant la grande stèle des soldats sans corps, dont les noms figurent dans la longue liste inscrite sur la façade. On y a ajouté ceux de la dernière expédition. Ce mémorial se situe près d'un petit village même pas indiqué sur les cartes, dans les plaines du Mur Maria. On l'y a placée ici car la légende veut que le fondateur du bataillon - dont on ne sait même plus le nom - soit né ici, et que c'est d'ici, avec une bande d'amis épris de liberté, qu'ils sont partis pour la capitale afin de fonder notre régiment. Une belle histoire, sans doute montée de toutes pièces. Si c'était vrai, ça ne serait pas une légende, n'est-ce pas ? Il y a tellement de choses qu'on ignore, mais qu'on devrait savoir. Tout le monde s'en fout.

Pas tous, non. Erwin, Hanji et d'autres veulent en savoir toujours plus. C'est peut-être ce qui nous perdra. On est allés trop loin, peut-être... Dans tous les sens du terme... Et pourquoi ? Pour tracer quelques kilomètres de plus sur nos cartes ? Ca valait le coup, vraiment ? Qu'en penseraient ces vaillants soldats, ces héros qui ne peuvent plus parler, ou se plaindre de leur sort ?

Je ne suis peut-être plus prêt à enchaîner autant de sacrifices... Je l'étais dans le temps, j'avais cette flamme des débuts, mais à présent, je ne sais plus... Je ne sais pas... si je dois me retirer... J'ai ma fierté ! Et puis, que ferais-je d'autre ? Je suis un soldat. Je ne suis plus assez jeune pour changer de vie, ou m'en reconstruire une autre...

Lorsque mon heure sera venue, devrais-je répondre de mes actes devant une quelconque autorité qui me jugera coupable ? Certains fanatiques du Culte du Mur croient à ce genre de chose ; il vaut mieux pour moi ne pas y prêter attention, sinon je risque de ne plus pouvoir bouger du tout. Et pourtant, devant cette grande pierre tombale gravée, je sens se poser sur moi des milliers de regards furieux et réprobateurs.

Je me détourne et monte dans la diligence qui me ramènera à la forteresse. Je rejette au loin ces yeux haineux et injectés de sang qui m'interpellent et me demandent des comptes. De quels comptes suis-je redevable ? N'ai-je pas fait mon devoir ? N'avez-vous pas fait le vôtre ? Vous êtes morts, laissez les vivants en paix !

L'hiver approche. Par la fenêtre du véhicule cahotant, j'aperçois les arbres qui commencent à se dégarnir. Une feuille humide vient se coller à la vitre, comme une petite main brune décharnée... Ah, encore ces idées morbides. Cette saison est celle du repos. Presque tous les explorateurs retourneront dans leur famille pour hiberner, et l'année prochaine, nous verrons ce qu'il en est. Je n'arrive même plus à me mettre en colère... Ni contre Erwin, ni contre moi-même. Nous sommes tous poussés par le vent de la fatalité. C'est à nous de choisir si nous voulons lutter contre lui ou avancer avec lui. Erwin va toujours de l'avant. C'est moi qui doit me demander si je veux suivre...

Je suis Keith Shadis, le douzième major du bataillon d'exploration. Et aujourd'hui, sur les âmes des morts, je jure de continuer à me battre. Tant que le bataillon existera.