Les Chroniques de Livaï ~ Tome 2 [+13]

LA CHUTE DE LA DEESSE(juin 845)Keith Shadis

Le temps semble suspendu autour de moi. Tandis qu'Erwin faisait son discours, les nuages se sont amoncelés au-dessus de nos têtes, mais la lumière continuait d'illuminer son visage. C'est alors que j'ai vraiment compris. Et je me suis éclipsé.

Est-ce un hasard si cette tragédie se déclare aujourd'hui ? Au moment où je remets tout en question de façon si radicale ? Est-ce un signe ? Tous ces gens se précipitent, se bousculent, vont se cacher, se préparent déjà à faire leurs bagages. Pour où ? La panique rend les hommes stupides ; la paix aussi. Elle nous a rendus trop orgueilleux, trop somnolents. Cette menace me semblait éradicable. Je n'en suis plus si sûr. Et à présent, plus personne ne fait attention à moi. Je me noie dans cette mer déchaînée et indifférente de mes semblables qui redécouvrent subitement ce que nous, explorateurs, n'avons jamais oublié.

Les titans sont trop forts. A côté d'eux nous ne sommes rien. Et à moi, que me reste-t-il ?

J'erre dans les rues de Trost, essayant d'échapper à Hanji dont j'entends les appels au loin, quand une autre voix, plus proche, se fait entendre. Je me retourne et contemple le visage défait de Grisha. Je serre les poings. Ce ne serait pas juste de tout te mettre sur le dos, mais... si je me suis tant donné à cette tache, c'est à cause de toi ! Parce que tu as donné le bonheur à la femme que j'aimais, avant que je puisse le faire... Parce que le bataillon était tout ce qui me restait ! Et maintenant, je n'ai plus rien ! Comment ai-je pu en arriver là ?!

Mais son inquiétude transparaît dans sa voix, dans son attitude. Je m'efforce d'écouter ce qu'il me dit. J'entends des mots... Eren... Shiganshina... Carla... Oui, les réfugiés de Shiganshina ! Il m'apprend que le premier ferry vient d'arriver et que les siens s'y trouvent peut-être. Il me demande de l'accompagner au camp de réfugiés et de l'aider à chercher sa femme et son fils. Comme privé d'énergie, je le laisse m'entraîner vers le quartier est de la ville, près du fleuve.

Oui, j'ai peut-être encore une chance de me racheter envers Carla. Je vais lui dire que je suis désolé de l'avoir fuie, de lui avoir tenu des propos si haineux par le passé. Que je ne pensais pas que sa vie était vide de sens ; c'était la mienne... Que je ferais mon possible pour que sa petite famille soit mise en sécurité, et qu'ils n'aient à s'inquiéter de rien. Oui, je vais faire tout ça, lui dire, tout lui dire... Non, pas tout, je ne peux pas...

Nous pénétrons dans le bâtiment rempli de rescapés. A part les pleurs des bébés, il n'y aucun bruit. Tous paraissent hébétés par les derniers évènements. Des adultes regardent dans le vide, obsédés par quelque chose qu'ils ne pourront oublier, qui hantera leurs cauchemars pendant des années. D'autres sont allongés sur des couvertures, endormis ou blessés. Grisha se met aussitôt en quête des siens en criant leurs noms. Je suis le mouvement en espérant découvrir le visage de Carla. Où es-tu ? J'ai tant de choses à me faire pardonner...

Grisha se précipite sur une couverture au fond de la pièce et je lui emboîte le pas. Il relève de dessus le lit de fortune un petit corps qui semble inerte ; celui de son fils. Je ne le vois pas pleurer ou s'effondrer, mais il porte Eren au-dehors, à l'air libre, pensant peut-être que l'air frais lui fera du bien.

Le gamin se réveille, ouvre ses grands yeux verts, et regarde son père. Grisha n'a même pas besoin de lui poser de question. Eren lui donne la réponse, la seule réponse qui compte, avec une expression si figée qu'il ne semble même plus humain.

Carla est morte. Elle a été dévorée par un titan, sous ses yeux.

Mes jambes se dérobent sous moi. Je n'entends pas la suite. Que m'importe ce qu'ils disent ! Carla... Carla est partie. Je ne la verrai plus jamais, plus jamais elle ne sourira... Ce sourire de jeune fille dont j'étais tombé amoureux autrefois, quand j'étais moins vieux... Il y a si longtemps...

Je distingue au-delà de mes yeux larmoyants Grisha emmenant Eren par la main. Il le guide en-dehors de la ville. Je les suis à distance, me demandant ce qu'ils comptent faire. Grisha a toujours été un peu étrange... Peut-être connaît-il quelqu'un dans les environs et projette-il de confier Eren à des gens de confiance avant de s'occuper des blessés. Mais il semble très peu pressé et ne parle pas à son fils. Eren reste les yeux levés sur son père. Soit il est trop choqué par la mort de sa mère, soit il est aussi bizarre que son père...

Grisha n'a pas versé une larme.

Nous nous retrouvons devant une forêt dense, enclose dans le Mur Rose. Grisha met son fils face à lui et dit qu'il lui incombe de venger sa mère. Quoi ? Je me dois d'intervenir. Grisha, ce n'est qu'un enfant. Si quelqu'un doit venger la mort de Carla, c'est toi et personne d'autre. Tu es exceptionnel, mais ce n'est peut-être pas le cas de ton fils. Tu risques de lui mettre un fardeau trop lourd sur les épaules...

Grisha se tourne vers moi et son expression est si sombre, si étrangère, que j'ai l'impression de me trouver face à quelqu'un qui me veut du mal... Je recule un peu malgré moi, ne sachant pas comment l'interpréter. Il me lance avec mépris que son fils n'est pas un lâche comme moi, et que je dois rester en dehors de ça. Que ?...

Son regard me pétrifie sur place. C'est presque palpable, visible... Mes jambes sont engluées dans la terre... Je ne peux que les regarder s'éloigner, l'homme et l'enfant, tout ce qui reste de la famille Jäger, et disparaître dans les profondeurs des bois... Petit à petit, mes capacités physiques me reviennent et il me vient l'idée de les suivre.

Bah, après tout, ce n'est pas mon affaire. Carla est morte, ces deux-là ne sont plus rien pour moi. Je vais attendre qu'ils reviennent, quoi qu'ils soit allés faire là-dedans. Et si je ne les vois pas revenir, je partirai à leur recherche.

Le regard de Grisha m'a tellement effrayé... Que compte-il faire de son fils ?