Chapitre 37

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Chèr journal,

Depuis la disparition de Samaël, ma mère s'était transformée en une toute autre personne.

Je n'avais jamais su quel rôle Samael  Kheiler avait à jouer dans ma vie. Pour moi, à HiddenWood Manor, cette dernière se limitait à ma mère, Myriam, au spectre de mon père, Kairan, et finalement à ma propre personne.

Je menais une existence bien monotone. Depuis ma naissance, j'avais été élevée de la plus stricte des manières. Vouée, pour je ne sais quel obscure raison, à incarner la perfection.

Ma génitrice était une femme de pouvoir dont la réputation était connue de tous. Enfant, je l'admirais, je trouvais qu'elle faisait des miracles même sans avoir recours à la magie. Je refusais de voir son désintérêt concernant sa propre fille.

Malheureusement, c'était un fait: la seule personne qui importait à ses yeux était mon père. Selon ses dires, mon arrivée subite aurait bouleversé, voire détruit le parfaite harmonie dans laquelle mes parents vivaient jusqu'au jour de ma naissance.

Mon père, quant à lui, était humain, contrairement  à ma mère. Il me portait une affection inégalable et un amour inconditionnel. J'étais sa petite princesse. Je me rappelle encore le regard de ma propre créatrice face à ces démonstrations affectueuses. Le vert naturel de ses yeux s'assombrissait dès qu'il me prenait dans ses bras.

Enfant, je n'en tenais pas rigueur.

J'avais grandi, atteint mes quinze ans. Notre entourage ne cessait de chanter les louanges de ma beauté qu'ils décrivaient, encore plus dévastatrice que celle de ma génitrice. Cette dernière ne pouvait pas le supporter. Au fil des jours, l'improbable naquit: ma propre mère enviait mon succès dans la société.

Puis un jour, ce jour funeste, une tragédie vint attiser la jalousie de ma mère à mon égard. Cette tragédie transforma ce sentiment en haine. Elle se mit à me haïr du plus profond de son âme noircie par la corruption. Ce jour-là, j'avais commis l'irréparable, l'impardonnable.

J'avais tué mon propre père.

Ce n'était certes qu'un accident. J'avais quinze ans à peine, encore perdue dans la frivolité de la jeunesse. Je courais. J'avais bousculé mon paternel. Je ne pouvais pas savoir que cette fourche transpercerait sa puissante carrure et qu'il s'écroulerait raide mort à mes pieds.

Mais combien même je me serais perdue en excuses, rongée par les remords jusqu'à la moelle, ma génitrice ne voulait en entendre mot, ravagée par le chagrin. Elle se mit à m'abhorrer. A ses yeux je n'étais plus qu'une sombre erreur. Elle ne faisait plus l'effort de cacher son animosité. Elle m'y exposait désormais librement.

Cette triste tragédie vint finaliser la destruction de ma famille, qui n'avait survécu jusqu'à lors que grâce à la présence de Kairan. Dès qu'il fut cendres, tout s'écroula.

Et puis, l'éternelle insatisfaction de Myriam s'était révélée à moi. Son impulsivité, sa froideur surprenante, sa haine à mon égard. Elle me le faisait savoir de la plus vile des manières, outre son désir maladif de faire de moi la perfection, elle prenait un malin plaisir à me rabaisser lors des soirées qu'elle organisait et ou j'avais le malheur d'assister.

Je me mis à la haïr tout autant. Je ne sais si ce fut à partir de ma prise de conscience que  les relations entre nous ont commencé à se détériorer, ou s'il n'y avait jamais eu quelque chose qui nous unissait outre le lien du sang et sa propre haine.  Aussi loin que je m'en rappelle, cette complicité caractéristique entre une mère et sa fille n'avait jamais existé entre nous. Je n'avais toujours été qu'un simple trouble-fête. La responsable de son malheur.

Alors, puisse cela paraître insensé, je m'étais mise à travailler avec acharnement pour pouvoir déceler dans son regard ne soit-ce qu'une infime lueur de fierté. Seulement, tout ce que j'y voyais n'était que dégoût et répulsion. J'avais fini par arrêter mes vains essais, s'étant tous soldés par des échecs cuisants. J'avais tenté de combler le manque de chaleur maternelle et la sombre absence de mon père dont je souffrais en me concentrant sur quelque chose que j'appréciais particulièrement: j'avais alors commencé à jouer du piano.

Très vite, cette activité était devenue vitale à mes yeux. Je ne me permettais de jouer qu'en l'absence de ma génitrice. Ce qui était pour moi une mélodie salvatrice, constituait pour elle, une énorme perte de temps. Les humains, eux, n'avaient effectivement pas le temps. Dans son cas, et cela allait bientôt devenir le mien, employer cette phrase relevait du comble de l'ironie.

Ma mère était devenue Intemporelle deux ans après ma naissance. Cela faisait donc treize ans, bientôt quatorze, qu'elle gardait la même apparence, ne prenant pas la moindre ride, contrôlant ma vie d'une main de fer. Elle décidait de tout.

Ce jour-là, cependant, je m'étais réveillée avec un préssentiment tout à fait nouveau en moi. C'était le jour de mes seize ans. Un jour dont ma mère parlait beaucoup avec une correspondante du nom de Haley Miller, et dont je n'étais évidemment pas censée être au courant.

Selon elle, c'était le jour qui marquerait le commencement d'une machination horrifique dont je ne pouvais m'échapper.

La lecture de l'une de ses lettres m'avait valu par la suite la connaissance de l'arrivée prochaine de cette dénommée Haley. Pour mettre les choses au clair entre elle et ma mère, disait-elle.

Par ailleurs, elle assurait pouvoir raisonner cette dernière. Si seulement elle savait à quel point elle se trompait...

Toutefois, j'avais préféré laisser ces informations de côté pour pouvoir entamer correctement ma journée.

Comme je le craignais, cette dernière s'annonçait d'une monotonie maladive. N'étant guère comme ma génitrice, qui elle, avait toujours à faire, je remplissais les journées où je n'avais pas à étudier en tant que mortelle par d'interminables heures de lecture, de temps à autre, il m'arrivait aussi de jouer quelques partitions au piano, ou alors je dansais.

Éléna, ma femme de chambre, adorait m'écouter jouer. Elle disait que ma musique purifiait les coeurs, et que ma voix arrivait à atteindre les tréfonds des âmes peinées.

Cette dernière pensée en tête, je partis m'installer sur le banc rembourré et tapissé de velours, pris une grande inspiration, et jouai les premières notes de l'une de mes compositions personnelles.

La mélodie, harmonieuse, quoiqu'extrêment mélancolique s'éleva dans les airs, lentement, doucement. Petit à petit, elle prit possession de mon âme. Alors je continuai, plongeant dans une transe dont j'espérais ne jamais sortir.

Puis, je me mis à chanter. Tout doucement, délicatement, de peur de briser la magie des notes. Et soudain, ma voix tonna plus fort, l'émotion s'y joignit, mon chant devint plus prenant, saisissant, grisant, coupant le souffle à Eléna.

Je fermai les yeux, et m'abandonnai complètement à mon tourbillon de tourments, dont j'espérais m'échapper grâce à la mélodie salvatrice de l'instrument vibrant.

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