Chapitre 38

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Chèr journal,

Lorsque la dernière note prit fin,la salle me sembla se vider d'air. Le charme fut brisé, je sentis la réalité morose me rattraper. Une morne réalité dont je tentais vainement de m'échapper.

– Kathleen.

Les yeux toujours fermés, le souffle court, je sentis mon corps se raidir sur la banquette. Mes doigts quittèrent systématiquement le clavier, alors que je me préparais à entendre l'une des interminables leçons de ma mère.

Pourtant, rien ne vint. Intriguée, j'ouvris alors les yeux et me retournai vers elle. Je fus d'autant plus surprise de constater la présence d'une tierce personne à ses côtés. Personne d'une beauté calme, sa chevelure de blonde retombant sagement sur ses épaules nues, aux yeux d'un bleu très pâle.

Et, comme par instinct, je sus qui elle était.

– Je te présente Haley Miller, elle restera quelque temps avec nous au manoir, nous avons quelques travaux ensemble.

Jamais la fausseté dans la voix de ma mère ne m'avait paru aussi prononcée. Contrairement à ce qu'elle pensait, je n'étais pas dûpe.

En effet, souvent mise à l'écart lors des réceptions organisées par ma génitrice, j'avais pris l'habitude d'observer les personnes présentes, leurs comportements respectifs, les tiques qui transparaissaient lorsqu'ils mentaient. De ce fait, il était presque impossible de me mentir, et cela, tout le monde l'ignorait.

– Enchantée, fis-je alors que je ne l'étais guère, Kathleen Meredith Lindsay.

– De même, répondit Haley avec un sourire.

Au même moment, un jeune homme passa le seuil de la porte. L'inconnu semblait avoir mon âge, et était dôté d'un charisme fou. Grand, larges épaules et posture rigide.

Après avoir posé deux imposantes valises par terre, il se redressa et leva les yeux sur moi.

Instantanément, j'eus le souffle coupé.
La pièce manquait à nouveau d'air.

Ses yeux.

Il avait deux yeux d'un bleu magnétique.
Un bleu tellement pur et cristallin qu'il en semblait illusoire, irréel, voire translucide.

Je réussis non sans mal à détacher mon regard du sien, et observai ses traits dans leur globalité. La lumière donnait d'agréables reflets sur ses cheveux, qui paraissaient tantôt blonds tels du blé, tantôt cendrés.

Il avait une bouche à la teinte légèrement rosée, dont la courbe invitait subtilement à braver l'interdit. Des pommettes rougies par la gêne, un petit nez fin, et des sourcils épais mais légers venaient encadrer son regard d'un bleu à damner une sainte.

Il était tout simplement magnifique.

La voix de ma mère brisa une fois de plus le charme, me sortant brutalement, comme elle seule sait le faire, de ma contemplation.

– Voici son fils, claironna-t-elle, Aidan Miller. Je compte sur toi pour lui montrer ses appartements et lui faire visiter les lieux. Haley et moi avons à faire.

Sur ce, elle tourna les talons puis rebroussa chemin, accompagnée de Haley. Ces dernières quittèrent le manoir, chacune un air grave sur le visage. J'observai leurs silhouettes se découper dans l'Ombre, avant que la porte ne se referme en un bruit sinistre.

Le silence fut à nouveau maître des lieux. Je me tournai vers Aidan, cet inconnu à la beauté renversante, qui était arrivé chez moi comme par miracle.

Suis-moi, je vais te montrer tes appartements, fis-je en un murmure.

Il s'apprêta à s'emparer de l'amas de bagages près de l'entrée, mais je l'en empêchai :

– Laisse, les domestiques sauront s'en charger.

– Très bien, murmura-t-il.

L'espace d'un instant, ses yeux damnés croisèrent les miens, et je me sentis me perdre dans leur immensité cristalline, bercée par le timbre calme, doux, quoiqu'incroyablement mélancolique de sa voix.

Il m'intriguait autant que son regard m'envoûtait.

Je le conduisis à travers le salon. Nous montâmes les innombrables marches de l'imposant et tout aussi sombre escalier central pour nous diriger vers l'étage des chambres. On en avait six. Deux étaient occupées par moi et ma mère, et quatres n'avaient été jusqu'à lors que les spectres de pièces délaissées.

– Voilà, ce sera ta chambre, dis-je en m'arrêtant devant la pièce en face de la mienne.

Je marquai une pause, puis, mue par un instinct primaire, je me sentis le devoir de le prévenir, ne soit-ce qu'essayer.

– Aidan, si tu as des questions, ne les pose surtout pas à ma mère, et de préférence pas à la tienne non plus.

Il me considéra longuement. Son regard aussi pur que du cristal semblait sonder mon âme dans son entierté, et je ne ressentis guère le besoin d'en fuir.

Au contraire, j'y étais aimantée.

Perdue dans un tourbillon de pensées, je ne me rendis compte de notre proximité indéniable que lorsque son souffle chaud contre mon oreille vint me faire frissonner :

– Kathleen, quelque chose se trame. Je suis sur que tu le sens aussi, et j'ai peur que nous y ayons beaucoup à perdre. J'ai envie de te faire confiance, j'ai la conviction que je peux te faire confiance pour que nous découvrions ensemble ce qui est réellement entrain de se passer.

J'eus le souffle coupé. Ma respiration reprit avec un souffle beaucoup plus saccadé. Lui aussi avait des doutes.

À cet instant, l'ombre d'un ultime espoir me sembla se profiler à l'horizon. Je me permis enfin d'espérer.

– Tu as raison, murmurai-je en considérant son regard hypnotique, quelque chose d'horrible prend vie sous nos yeux, et ma mère y est pour beaucoup. Quoi que ce soit, nous ne devons pas laisser ses projets voir le jour. Tu peux compter sur moi.

Je sentis sa main se resserer sur mon épaule. Mon regard s'ancra au sien dans une promesse silencieuse. Nous partagions un secret à présent. Un énorme secret.

Ce que nous ignorions tous deux, outre cette indéniable attraction que nous nous efforcions de taire au plus profond de nos âmes assombries, c'était que ce ne serait que le premier d'une longue série de secrets qui ne feraient qu'attiser l'alchimie entre nous, au point de la transformer en dévorante passion.

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