Chapitre 32

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Les doigts crispés sur la feuille de papier, ses yeux relisant encore et encore les courbes manuscrites, Joanne demeure un long moment sans réagir. Son corps, lui, est en ébullition : son cœur bat à tout rompre dans sa poitrine et le rouge lui est monté aux joues. C'est d'abord la surprise qui prend le dessus, suivi presque aussitôt de cette sensation de bien-être qui vous enivre quand vous constatez que quelqu'un de cher a pensé à vous. Mais très vite, c'est la rancune et la colère qui dominent. Elle n'a pas oublié, non. Et elle n'a surtout pas pardonné. Elle refuse de voir le reste du contenu de la lettre et jette tout dans la poubelle attenante à son bureau. Elle fulmine. La journée s'était pourtant bien passée. Voilà que tout était remis en question par cette missive. Agacée, elle se laisse tomber tête la première sur son coussin et crie sa rage. Heureusement, le son est étouffé et ses parents n'entendent rien, occupés devant la télé un étage plus bas. Quelques larmes se mêlent à son impuissance.

La nuit est longue, agitée. Et en même temps, affreusement courte. Les rêves défilent sans se ressembler, pourtant, ils sont tous teintés de cette même rancœur. A plusieurs reprises, elle se réveille en sursaut, alors que la peur a étreint son cœur. Elle se voit tomber des escaliers, fuir un ennemi inconnu, se battre avec ses proches. Quand elle se réveille, le matin, elle est si fatiguée qu'elle a l'impression d'avoir fait une nuit blanche. Penaude, le crâne douloureux, elle reste un moment sous sa couette, à regarder dans le vide. Le réveil a sonné depuis longtemps quand elle se lève enfin pour se préparer en toute hâte.

L'évènement la perturbe toute la journée et son état d'épuisement ne manque pas de la rendre distraite. Elle met plus de temps que de coutume à effectuer son travail mais a la chance d'avoir son tuteur en déplacement : personne ne remarque son manque de dynamisme aujourd'hui. Elle guette l'heure avec plus d'impatience que de coutume, un sentiment inconnu lui tordant le ventre. Elle doit rentrer chez elle et vite. Elle veut rentrer chez elle.

Enfin sonne le gong et elle se lève de son bureau comme si le diable était à ses trousses. Elle rentre dans la voiture de son père, qui vient comme à son habitude la récupérer, et répond très vaguement à ses questions sur le déroulement de sa journée. Elle observe la ville défiler derrière sa vitre, son cœur tambourinant un peu plus vite à chaque nouveau carrefour. Ils finissent par arriver à la maison et elle salue à peine son frère et sa mère qu'elle retourne s'enfermer dans sa chambre.

Le dos contre le battant en bois, elle fixe sa corbeille à papier comme si c'était un prédateur prêt à sauter sur elle pour la dévorer. Ce jeu dure longtemps jusqu'à ce qu'elle se décide à suivre son instinct. La colère est retombée, pas entièrement mais suffisamment pour que sa curiosité naturelle reprenne le dessus. Elle fait trois pas puis plonge sa main dans le tas de papier, en ressortant l'enveloppe, le mot et les billets. Puis, s'asseyant sur le bord de son lit, elle regarde enfin de quoi il s'agit.

Ce n'est ni plus ni moins que son invitation à assister à la projection en avant-première de « The Last Summer », le film pour lequel elle a travaillé en septembre. Là où elle a assisté Amanda McGee puis Tom Sutton. Là où tout avait commencé. Un billet de train aller-retour et un bon de réservation pour un hôtel accompagnent le carton. Tout avait été prévu. Elle caresse le précieux sésame du bout des doigts, en proie à un profond dilemme. Qui, en réalité, n'en est pas vraiment un. Elle sait déjà qu'elle veut y aller. La question est plutôt de savoir si elle va en parler à ses parents ou non. Elle n'est pas idiote et sait bien que leur avis sur la question reste très mitigé. Elle n'a pas l'énergie nécessaire pour mener ce combat maintenant. La solution facile serait de prétendre éprouver une colère si grande qu'elle n'a aucune envie d'aller voir ce film – et Tom par la même occasion. Mais elle n'est pas dupe : ce serait se mentir à elle-même. Ses ressentiments sont bel et bien présents mais ses rêves d'enfant le sont encore plus. Contrariés par le manque de soutien de sa famille et par ce stage interminable qui ne lui apporte rien, ils sont plus forts que jamais. Dans un sentiment de franche contradiction, cette envie de se rebeller contre le chemin tout tracé pour suivre le sien, elle décide de s'y rendre, envers et contre tous.

Those Ocean Eyes [FR]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant