Chapitre 15

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Dans le studio, toutes les personnes ayant participées de près ou de loin au tournage, que ce soit dans la logistique ou dans la production, se retrouvent au lieu des déjeuners. La grande table du buffet est couverte de petits amuse-bouches en tout genre et emportée par l'euphorie de cette fin d'aventure, Joanne se sert en slalomant entre les invités, son assiette dans une main, sa coupe de champagne dans l'autre. Elle n'avait - littéralement - pas vu passer le temps et elle devrait normalement se soucier de retrouver très vite un nouvel emploi. Mais cette pensée était loin d'être celle qui la préoccupait le plus. Pour l'heure, elle voulait profiter de la nourriture et de la boisson gratuite. Elle en est à son quatrième hot-dog en pâte feuilletée quand le producteur fait tinter sa fourchette contre son verre pour demander le silence. Comme une seule entité, tous et toutes se retournent vers lui, les oreilles grandes ouvertes, guettant avec la plus grande des attentions le discours qu'il allait prononcer.

- Merci à toutes et à tous d'être venus à ce petit cocktail de départ, dit-il d'une voix émue. Ce fut un honneur de travailler avec vous. Votre implication hors pair nous a permis de boucler nos échéances en temps et en heures, sans le moindre incident, alors bravo !

Il y a une pause et tout le monde en profite pour s'applaudir et s'échanger des paroles de bienveillance. Joanne n'y voit que de la mauvaise foi : personne ne s'apprécie ici, pas suffisamment pour jeter des fleurs à son voisin. Elle se contente de taper dans ses mains en restant dans son coin, près du buffet. De là, elle peut voir tout le monde.

- Je tiens tout particulièrement à féliciter nos acteurs pour leur travail formidable, poursuit le producteur en invitant les intéressés à le rejoindre. Sans vous, le projet aurait été radicalement différent. Vous avez su incarner les personnages tels que notre scénariste les avait en tête, n'est-ce pas ?

Il fait un signe de tête vers la personne concernée, un scénariste prétentieux et hautain qu'elle a déjà eu le malheur de croiser. Décidément, il est peu de personnes qui lui manqueront quand les portes du studio se fermeront définitivement. A vrai dire, il n'y en avait qu'une seule et elle se tenait droite et sévère auprès du producteur. Elle aussi semblait lassée par l'ironie ambiante et la langue de bois que tout le monde pratiquait avec assiduité. Leurs regards se croisent un instant et Joanne ne se détourne que lorsqu'une collaboratrice vient la voir pour la féliciter, alors qu'elle ne la connaît ni d'Eve ni d'Adam.

La petite fête organisée par le comité de direction de la société de production dure encore une heure et demie avant que les acteurs ne les invitent à continuer dans un bar, dans la banlieue londonienne. Pour sa plus grande surprise, ils ont tous rendez-vous chez Clara et Joanne se retrouve malgré elle à devoir partager un taxi avec Nicholas et une des régisseuses. Heureusement, elle se trouve contre la fenêtre, Nicholas contre la deuxième et la régisseuse entre eux deux. C'est donc elle qui a le privilège de rire à gorge déployée, avec toute la fausseté du monde, aux blagues ringardes et à tendances misogynes de l'acteur britannique. Tournée vers le paysage, Joanne essaye de soupirer le moins fort possible pour ne pas attirer l'attention sur elle. Tant qu'il reste loin d'elle, elle est tranquille. Ses tendances séductrices sont très lourdes à la fin. Le trajet s'éternise malheureusement, car le véhicule est pris dans les bouchons de fin de journée. Dans une artère principale, plusieurs taxis transportant les membres de l'équipe restent bloqués au même stade. En se tournant un peu, elle finit par apercevoir Tom dans la voiture à côté. Il la remarque aussi et ils détournent la tête en même temps quand ils se croisent. Joanne sourit. Avec l'affaire des paparazzis, elle a l'impression de partager un secret avec l'acteur si énigmatique. Elle ne peut s'empêcher de vérifier une nouvelle fois que toute cette aventure n'est pas que le fruit de son esprit. Quand elle retombe sur les articles, son sourire s'évanouit. Ils sont plus nombreux, désormais, et de nouvelles photos viennent de s'ajouter. On la voit dans le hangar, près des plateaux, seule certes mais cela reste angoissant. Quelqu'un la suivit jusqu'à son travail. Mais non, pense-t-elle, il ou elle aurait été refusée d'entrer par le vigile. Cela ne voulait donc dire qu'une chose : quelqu'un au sein même de l'équipe de production l'avait prise en photo à son insu et avait consenti à vendre les clichés aux tabloïds anglais. Qui pouvait bien faire ça ? N'importe qui sans aucune once d'humanité. Pour de l'argent, l'Humain commet bien des crimes. Son sang se glace et elle a froid. Elle éteint l'écran de son téléphone sans prendre la peine de fermer le navigateur : elle en a assez vu. Vivement que la fête se termine et qu'elle puisse rentrer chez elle.

Those Ocean Eyes [FR]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant