Chapitre 10

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Fade into you - Mazzy Star

Il est vingt heures moins le quart quand Joanne arrive au bar pour débuter son service du samedi soir. Déjà, la salle accueille plusieurs groupes de personnes, en majorité des jeunes fêtards, étudiants venus se détendre après une semaine de cours. Elle passe en vitesse dans la cuisine récupérer au fond, derrière des casiers vieillissants, son tablier noir qu'elle noue autour de sa taille. Ses mains fourragent ensuite dans ses longs cheveux bruns, tandis qu'elle retourne derrière le comptoir, pour les attacher en une queue de cheval haute. C'est un peu son rituel de tous les soirs avant d'entamer son service, qui peut se révéler éprouvant. Deux jours plus tôt, elle et Clara avaient dû envoyer un homme à l'hôpital après une perte de connaissance. Heureusement, dès le lendemain, sa femme était venue les remercier en leur apprenant qu'il n'y avait eu qu'une crise de foie sévère. Puis elle les avait joyeusement engueulées, leur demandant à l'avenir de ne plus accepter son époux au sein de l'établissement, ou bien de la prévenir si jamais il venait y remettre les pieds. Si la jeune Française avait eu l'air très surprise par une telle demande, sa patronne avait vite avoué qu'elle avait l'habitude.

— Entre gérants de bar, on se raconte tous les ragots, lui avait-elle confié après l'étrange visite. On connaît tous les poivrots du coin et si un mec ne peut plus rentrer chez nous, il peut toujours essayer ailleurs jusqu'à ce qu'il soit persona non grata dans tout ce côté de Londres !

Elle avait éclaté de rire et la conversation s'était terminée là. Ce soir, Joanne espérait ne pas avoir de nouvel évènement de la sorte. Elle avait eu franchement peur pour la santé du vieil homme. Sa préparation terminée, Clara lui met d'office son plateau dans les mains et y pose deux grands verres de Guiness.

— Pour les deux messieurs du fond, dit-elle en désignant la table concernée. A toi de prendre les commandes maintenant, je dois gérer le bar. Arthur n'est pas là.

Arthur était le copain de Clara et accessoirement le barman, quand sa petite amie gérait les commandes. Il était arrivé peu de temps après Joanne et ça avait très vite collé avec sa supérieure. Pour combien de temps, elle ne saurait parier dessus mais au caractère de Clara, c'était plus une histoire rapide que l'amour de sa vie. Et qui pouvait lui en vouloir ? Joanne elle-même avait arrêté de croire en l'amour depuis le coup de Louise. Elle avait d'ailleurs reçu un message de son ancienne amante à peine quelques jours après son arrivée à Londres, comme si elle avait bien choisi son moment. Plus d'un mois sans lui adresser un mot, surtout sans aucune explication pour ce garçon dont elle lui avait caché l'existence et elle venait vers elle comme si rien ne s'était passé ! Un instant, elle avait été tentée de lui répondre. Elle avait même commencé à élaborer tout un plan, digne d'un commentaire de texte ou d'une dissertation de philosophie. Puis elle avait abandonné l'idée. Elle n'en valait pas la peine. Qu'importe ce qui s'était passé entre elles durant l'été, ce temps avait pris fin quand la trahison avait été révélée. Joanne ne voulait plus être la bonne poire qui se faisait sans arrêt berner. Elle en avait assez.

Elle dépose les deux verres de bière sur la table où sont assis deux des habitués du bar qu'elle commence à connaître et qui y vont de leurs habituelles blagues. Ils font partie de ceux qui ont encore un peu de tenue, tandis que d'autres l'ont déjà affublé de surnoms misogynes et rabaissants, qu'ils soient d'ores et déjà ivres ou non. Ils la remercient et lui glissent son habituel pourboire au creux de sa main. Avec un sourire, elle le range dans la poche arrière de son jean et elle repart vers une autre table. La soirée commence ainsi. Pas de match de football ce soir-là, seulement des hommes en majorité, accompagnés de quelques femmes, venus faire la fête. Elle sert plusieurs tables sans rencontrer de difficultés, récolte même quelques pourboires qui vont faire plaisir à son porte-monnaie. Puis le premier verre de bière tombe au sol et c'est le début du rush habituel des vingt-deux heures, le moment où les premiers buveurs tombent de l'autre côté de la barrière : la différence entre légèrement alcoolisé et complétement ivre. Sans prévenir, cela lui tombe toujours dessus et plus régulièrement en week-end. Devant les dégâts, encore minimes pour le moment, elle soupire, respire un grand coup puis va dans la cuisine chercher de quoi nettoyer le bazar dont personne d'autre ne veut se charger.

Those Ocean Eyes [FR]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant