1. Malmené.

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Ange était à moitié allongée sur le dessus du piano, me regardant silencieusement jouer, ses cheveux blanc caressant délicatement son visage. Je devais me faire violence pour ne pas la contempler, oubliant de jouer mon morceau. Je m'étais mise à jouer dans le but de me vider la tête, mais bien vite, j'avais eu des petits spectateurs. Ange était arrivée, tirant Shaytan à sa suite, qui lui, grommelait qu'il préférait rester dans son coin.

L'Ogre avait fini par s'installer sur un petit tabouret, dans un coin de la pièce, et s'attelait à se faire tout petit, écoutant la mélodie sans même dire un mot.

Après encore cinq minutes à faire voler mes doigts sur les touches, je me stoppai brusquement, sans même terminer la mélodie, laissant un écho inachevé résonner dans la pièce. Je me relevai, arpentant la salle, lançant un regard à l'Ogre qui tentait de passer inaperçu. Il se tordait les doigts, le teint pâle.

- Tu vas culpabiliser encore longtemps ? m'énervai-je.

L'Ogre sursauta et se colla contre le mur, la lèvre inférieure tremblante.

- J'ai tué Naïa, marmonna-t-il, l'œil larmoyant.

Je soupirai.

- Ce n'est pas moi qui te l'ai demandé.

- Mais elle allait tout faire capoter ! se défendit l'Ogre, elle allait empêcher la grotte de se refermer.

- Je le sais, et j'admire ta loyauté, tu as prouvé que finalement, t'en avais dans le futal, lâchai-je, bien que tu aurais pu la neutraliser sans mettre fin à ses jours et t'occuper de Circé à la place. Il faudrait vraiment que tu apprennes à gérer ta panique.

- Les Clandestins doivent me haïr, se lamenta l'Ogre.

Il commençait sérieusement à m'agacer.

- C'est certain.

Shaytan se tordit les doigts, prêt à craquer.

- Je n'ai jamais voulu leur faire de mal, ils étaient gentils.

- Mon petit Ogre, fallait y réfléchir avant, répliquai-je d'un ton sec, puis, ce n'est pas comme si je t'avais laissé le choix.

L'Ogre lâcha un sanglot étouffé et je levai les yeux au ciel. Shaytan était beaucoup trop peu sûr de lui, toujours en train de culpabiliser, de réfléchir à tout et n'importe quoi, de paniquer à la moindre décision. Il avait été un être plutôt vulnérable et facile à manipuler. Ses points faibles étaient multiples. Il avait beaucoup trop de complexes, était beaucoup trop sensible, pas assez téméraire.

Je l'avais rencontré dans les montagnes, alors qu'il vivait dans un village d'Ogres. Il était bien plus petit que ses congénères, se laissait marcher sur les pieds, se cachait constamment derrière ses parents qui le couvaient trop. Il n'osait pas sortir de chez lui, ayant trop peur du regard des autres, ne sachant pas comment se créer une place dans la société. Personne ne pariait sur son avenir, personne ne le voyait vraiment. A force de se cacher en second plan, il avait récolté l'indifférence de tous. Il n'existait pas. C'était un fantôme. Un être bien trop torturé par ses peurs et ses appréhensions. Il ne savait même plus comment vivre en communauté. Cette société ne lui était peut-être pas adaptée.

Cette société qui favorisait les plus extraverties, les plus débrouillards, ceux sans cicatrices, ceux non bancales et entrant dans une norme construite de toute pièce. Cette société qui privilégiait les chanceux de naissance, ceux nées sous une bonne étoile, avec déjà de bon bagage pour avancer. Ceux possédant une race dite convenable, une lignée irréprochable, une assurance innée. Tout n'était que question d'apparence et de moule. Il fallait être bien vu, capable de se coincer dans un moule préconçu et n'offrant pas une large panoplie de tailles différentes.

Obscuras Tome 3 : L'intouchable.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant