A l'ombre de ma plume

V. Percer

Trente mille vues. En l'espace de quelques petites heures notre vidéo n'a fait que multiplier son nombre de consultation à une allure exponentielle. L'attente a été longue, mais elle ne m'avait finalement pas préparé à ce qui est en train de se dérouler. Mon impuissance face aux chiffres qui défilent sous mes yeux me déroute tout autant que ma difficulté à réaliser ce qu'ils représentent véritablement.

Installée en tailleur sur mon lit, j'actualise inlassablement la page YouTube ouverte sur mon ordinateur portable. Chaque rafraîchissement me dévoile toujours plus de vues et me fait comprendre que nos vies sont sur le point de changer. Consciente de cela, je profite de chaque seconde de ce précieux moment dont je me souviendrai toute ma vie. Mon seul regret est de vivre ce tournant sans la présence de Sami. J'attrape mon téléphone et l'appelle pour la énième fois de l'après-midi. A chaque sonnerie mon rythme cardiaque s'accélère à cause du mélange toxique de joie et d'agacement qui me submerge. Laisse un message ou pas. T'façon je l'écouterai pas et je te rappellerai pas non plus. Irritée de tomber une nouvelle fois sur sa messagerie je jette mon téléphone avec violence sur mon lit. Mon geste est trop enragé et mon portable tombe avec fracas sur le carrelage, ce qui ne fait qu'accroître mon irritation. Alors que je me lève pour le récupérer, je réalise que mes jambes sont secouées par des tremblements. Je ferme les yeux puis inspire profondément avant de reposer mon regard sur l'écran de mon smartphone.

Quarante mille vues. Mon agacement s'efface pour laisser place à la panique. La peur que tout s'arrête d'un coup avant que nous ayons eu le temps de saisir notre chance me torture. Tant que je n'aurai pas eu Sami et que nous n'aurons pas mis en place une stratégie aussi intelligente qu'efficace pour utiliser à bon escient notre soudaine exposition, je serai dans l'incapacité totale de me calmer. Serai-je capable de gérer la pression au vu de la manière dont je réagis ? Trop de questions et trop d'angoisses me martyrisent. Pour les faire taire, je me lance dans la lecture des différents commentaires. Les premiers que je lis sont positifs et apaisent mes doutes. L'enthousiasme et la reconnaissance de certains sont mêmes communicatifs et me donnent la soudaine envie de me relancer dans l'écriture de nouveaux morceaux. Malheureusement au bout de quelques minutes je finis par tomber sur des critiques négatives. Certaines sont mêmes remplies d'une haine que j'ai du mal à comprendre. La dureté des mots qui attaquent mon texte me touche et me blesse en plein cœur. Les inconnus qui regardent la vidéo ne savent pas que je me cache derrière les paroles et étrangement cela me rassure. Être connu implique des avantages, mais également des inconvénients dont je n'avais pas conscience et que je n'ai pas envie de subir.

- Pourquoi tu m'as appelé autant de fois Chica ?

Absorbée par ma lecture, je n'ai pas entendu Sami rentrer dans mon appartement. Toutefois, dès que sa voix résonne dans mes oreilles, je me jette avec promptitude dans ses bras. Mon étreinte le laisse perplexe, mais il ne dit rien sachant par avance qu'il est inutile de me poser des questions quand je suis dans cet état. Je le relâche avant de l'observer en souriant.

- Ça y est ! Finis-je par crier avec excitation.

- T'es en train de décompenser Chica ? Je pensais pas que perdre ton boulot te perturberait à ce point.

Son ton moqueur dévoile pour lui l'incompréhension totalement dans laquelle il est. Sans plus attendre, je saisis sa main et le fais s'asseoir sur mon lit.

- Regarde, dis-je en pointant mon ordinateur.

Enfin il pose les yeux sur l'écran. Je le scrute avec attention pour me souvenir de l'expression exacte qui traversera son visage lorsqu'il réalisera ce qui est en train de se passer. Son visage s'illumine et un immense sourire s'affiche sur ses lèvres. Instantanément il se lève d'un bond avant de me serrer contre lui. Ses bras m'enserrent avec force et emprisonnent les miens le long de mon corps. Je sens alors son cœur battre à vive allure dans sa poitrine. Quand il me relâche, il se dépêche d'aller réactualiser la page.