XLV. Le Testament

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Les souvenirs des funérailles de Sami viennent parfois me tenir compagnie lorsque le sommeil refuse de me happer. Ils défilent sur le plafond blanc du salon de Dan que j'ai pris l'habitude de fixer pendant des heures. Zaïna voulait que je rédige l'éloge funèbre de mon meilleur ami car tu es la personne qui le connaissait le mieux au monde. Il t'aimait et apprécierait un discours de ta part. En plus tu sais manier les mots comme personne. J'ai refusé sa proposition en restant muette. Par ma faute Zaïna a été contrainte d'écrire et de dire un discours pour son fils. Je suis probablement cruelle, mais je ne pouvais pas faire autrement. La force me manquait pour réaliser cette tâche. Les larmes de sa mère m'ont brisée et se sont ajoutées au poids de ma peine et de ma culpabilité.

- Je sais que ce n'est pas évident, mais tu dois lui laisser du temps. Elle finira par revenir vers toi. Je te l'assure. Garde espoir et ne lui tourne surtout pas le dos.

Dan a invité ma mère pour boire un thé et discuter. Ils se sont rencontrés à l'enterrement et ont tout de suite sympathisé. Cette entente devrait me ravir, mais comme pour tout le reste il n'en est rien. J'essaie de sortir de ma quotidienne séance d'autoflagellation pour essayer d'écouter leur conversation.

- Je veux l'aider, répond Dan les larmes au bord des yeux. Mais j'ai l'impression de tout faire de travers.

- Je comprends, dit-elle d'une voix chaleureuse qui parvient à redonner un peu de chaleur à mon cœur froid comme la pierre depuis plusieurs semaines. Quand son père est mort elle n'a pas parlé pendant six mois. Elle refusait toutes interactions et pouvait fixer le vide en se balançant d'avant en arrière pendant des heures.

Six mois, neuf jours et quinze heures pour être précis, rectifie ma voix intérieure.

- Selon les psychiatres c'est sa manière à elle de gérer le traumatisme et de faire son deuil. Tu dois être patient.

- Ça me fait tellement de mal. Elle qui aime tant les mots et qui les manie à la perfection. J'ai peur de ne plus jamais entendre le son de sa voix. Les mots c'est ce qu'elle aime le plus au monde. J'ai l'impression quand les refusant, elle dit qu'elle ne veut plus vivre.

Dan s'effondre. Ma mère le prend dans ses bras pour le rassurer comme si c'était son propre fils qui avait besoin de soutien. Il n'en a alors pas conscience, mais il a tout compris. Depuis toujours les mots m'animent. Ils sont ma pulsion de vie. Les refuser c'est invoquer la pulsion de mort et lui demander à ma façon de venir me chercher sans plus attendre. Je n'ai ni le désir ni le courage de faire résonner mes cordes vocales dans un monde où Sami n'est plus.

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Sami, ancien membre du groupe de rap L'Escadron Fugitif, était vraiment l'un des plus grands rappeurs de la nouvelle génération. Il était promis à un avenir radieux. La plupart de mes confrères parlent même de génie à l'état pur dont le flow...

D'un geste colérique j'éteins le poste de radio de la voiture de Dan. Je ne supporte plus d'entendre toutes ces éloges sur mon meilleur ami. Depuis son décès les médias l'ont mis sur un véritable piédestal. Quand tu seras mort, ils t'aimeront tous. Cette phrase il me l'a souvent répétée. Pour lui c'était le symbole même de la stupidité de notre société. La justesse de cette réflexion esquisse un léger sourire sur mes lèvres. J'aimerai que Dan le remarque car ça lui ferait du bien, mais il est trop concentré sur la route.

Ce matin j'ai reçu un appel du notaire de Sami. Bien entendu c'est Dan qui a répondu puisque je refuse toujours de parler. Maître Lenôtre nous attend pour la lecture du testament. Cette nouvelle m'a surprise car je ne savais pas que Sami en avait rédigé un. Nous n'avons jamais eu l'occasion d'aborder ce sujet. De plus ça ne lui ressemble pas. Il était bien trop bordélique et désorganisé. 

A l'ombre de ma plumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant