XLIV. Annihilation

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- Tu veux boire quelque chose ?

La question de Dan me sort brusquement des sombres pensées où mon esprit s'était enlisé. Je secoue lentement ma tête de gauche à droite comme si elle pesait plusieurs kilos. Tant qu'on ne me dira pas que mon meilleur ami est hors de danger, je ne pourrai rien mettre dans mon estomac. Les images de son corps se vidant de son sang semblent être inscrites à l'encre indélébile dans ma mémoire. Le film de cette tragédie passe en boucle sous mes yeux. Mon esprit modifie le scénario pour sauver mon ami, mais j'ai bien conscience qu'il est trop tard pour changer le cours des événements. J'ai perdu la notion du temps. Je ne sais pas exactement depuis combien de temps nous attendons dans cette salle d'attente, mais cela me paraît faire une éternité. Le silence pesant où nous sommes plongés n'est interrompu que par la bande sonore du drame que j'ai créé : détonation de revolver, cris, hurlements, adieux de Sami. Alors que la nausée me gagne un médecin entre dans la pièce. Il a cet air grave et suffisant qu'on tous les soignants. Vous ne pouvez pas deviner grâce à leur expression ce qu'ils s'apprêtent à vous annoncer. La plupart du temps vous ne comprenez pas non plus les mots qui sortent de leur bouche. Ils forment un charabia d'intellectuel qui vous rappelle qu'à côté d'eux vous êtes complètement stupide. Zaïna, Dan et moi-même nous nous levons. L'attente devient insoutenable. Le médecin déglutit, met ses mains dans son dos avant de nous regarder en pinçant ses lèvres. Avant qu'il n'ouvre la bouche je sais déjà que son annonce va me détruire.

- Je suis désolé.

Ces trois mots suffisent à m'anéantir, à me porter le coup fatal. Une partie de mon cœur s'arrête ; celle que Sami faisait vivre sans même le savoir. Elle vient de mourir avec lui et rien ne pourra la ramener à la vie. Je devrai exprimer mon chagrin en pleurant, en criant ou en détruisant tout ce qui m'entoure, mais je n'en ai pas la force. J'encaisse la nouvelle sans l'accepter. En état de choc je reste immobile et muette.

- La balle a touché une artère. Malgré l'intervention rapide des secours il a perdu beaucoup de sang avant d'arriver. Il a été transfusé et opéré pour stopper l'hémorragie, mais il n'a pas survécu. Croyez-moi. Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir pour essayer de le sauver.

Cette déclaration fait resurgir en moi tous les instants de bonheur que j'ai vécu avec Sami. En l'espace d'une fraction de seconde je revois notre rencontre, nos nombreuses soirées passées à écrire et à rêver, nos moments de rire, nos discussions philosophiques causées par l'alcool, la réalisation de nos vidéos, son sourire que je ne reverrai plus jamais. Toutes ces images me tombent violemment dessus et m'enfouissent telle une avalanche. Mes oreilles n'entendront plus jamais les éclats de rire apaisant de Sami. Elles n'entendront plus jamais de Chica pourtant si doux et mélodieux. Sa voix ne donnera plus jamais vie à mes mots. Ils sont condamnés à rester inertes sur une feuille de papier. Tout est fini. Comment vais-je pouvoir survivre sans lui ? Comment vivre sans celui qui donnait un sens à mon existence ? En ai-je envie ? Non. L'énergie me manque. Ma respiration saccadée s'arrête et je m'écroule brusquement sur le sol. Je n'ai plus qu'un seul désir ; mourir à mon tour pour le retrouver.

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Trois semaines. Vingt-et-un jours. Cinq cent quatre heures. Trente mille deux cent quarante minutes. La mort de Sami n'a pas arrêté le cours du temps. Les heures défilent. Le soleil se lève puis se couche. La terre tourne. Le cycle sans fin de la vie poursuit son chemin. C'est comme si rien ne s'était passé. La seule chose qui a changé c'est moi. Mon corps fait toujours partie du monde des vivants tandis que mon âme, elle, est morte. Elle a pris place dans une embarcation et navigue lentement sur le Styx. Elle cherche désespérément son port d'attache, Sami. Depuis ma barque j'observe les enfers, mais je ne suis pas invitée à y entrer. J'ai pourtant envie de mourir. Ce désir me ronge et ne m'a pas quittée une seule seconde depuis la perte de mon meilleur ami. Vivre sans lui ce n'est pas vivre, mais survivre. Avons-nous été des inséparables dans une autre vie ? Probablement. Ces petits oiseaux ont la particularité de vivre en couple. Lorsque l'un des deux vient à mourir, l'autre se laisse dépérir pour le rejoindre. La vie n'a aucun sens. C'est à vous de lui en trouver un pour mener une existence heureuse. Sami était le sens que j'avais donné à ma vie. Je l'ai perdu. Tout cela ne rime donc plus à rien. Theatrum mundi. La vie est un théâtre. Une représentation à laquelle je n'ai plus envie d'assister.

- Tiens je t'ai préparé un hamburger, annonce Dan en déposant une assiette sur la table basse en face de moi.

Je lève les yeux vers lui uniquement pour le dévisager. Il sourit pensant probablement que c'est ainsi qu'il doit agir pour m'aider. Il n'a pas conscience qu'en réalité son attitude m'exaspère. Il s'assied à mes côtés, sur le canapé que je ne quitte plus, avant de déposer une main sur ma cuisse.

- Faut que tu manges ma belle, ajoute-t-il avec douceur. Tu vas finir par dépérir si tu manges rien.

Je le fusille du regard. C'est peut-être ce que je devrai faire ; me laisser mourir de faim. Une fin lente et douloureuse comme je la mérite. Mon cœur a été brisé, piétiné, détruit. Les éclats qu'il a répandus dans tout mon être me font terriblement mal. La douleur. C'est la seule chose que je suis encore capable de ressentir. Alors que Dan croque dans son hamburger, je le regarde avec dégoût. Tout chez lui m'énerve. Toutes ses paroles, toutes ses actions, toutes ses habitudes. Tout m'agace car tout me rappelle qu'il n'est pas Sami.

- Écoute Léo. Je sais que sa mort te dévaste, mais tu peux pas rester éternellement dans cet état.

Il n'y a pas plus désagréable que quelqu'un qui vous explique comment vivre votre chagrin. Lorsque j'ai appris le décès de Sami j'étais dans un tel état de choc que Dan m'a ramené chez lui. Depuis trois semaines nous cohabitons dans son appartement. Telle une âme en peine je passe l'intégralité de toutes mes journées sur son canapé à fixer le vide. Je ne me lève que pour aller aux toilettes. Je ne sais même plus quand j'ai pris ma dernière douche ni même depuis combien de temps je n'ai pas changé mes vêtements. L'odeur que je dégage me laisse simplement penser que c'était il y a bien trop longtemps. 

Dan se montre compréhensif et tente de me sortir de ma torpeur. Je devrais lui en être reconnaissante, mais je n'y arrive pas. J'ai même commencé à nourrir une vive exécration pour lui. Mon esprit tourmenté n'est plus connecté au sien. Je le repousse de toutes mes forces. Je refuse qu'il me touche, qu'il m'embrasse ou que nous partagions le même lit. Nous sommes passés d'amants passionnés à colocataires. Tel un animal blessé je montre les dents qu'il tente une approche.

- Je t'aime, mais je peux pas t'aider si tu continues de refuser de me parler.

Pour la première fois j'entends une véritable détresse dans le ton de sa voix. Je devrais lui tendre la main. Je devrais lui faire un signe pour lui montrer que malgré les apparences une partie de moi tient toujours à lui. Néanmoins ça m'est impossible. C'est au-dessus de mes forces.

- Parle-moi Léopoldine, ajoute-t-il en criant. Dis-moi d'aller me faire foutre. Dis-moi que tu me détestes. Dis-moi que tu m'aimes. Peu importe, mais parle. Ton silence me tue ! J'ai presque oublié le son de ta voix. Je t'en supplie j'ai besoin de toi.

Il s'arrête hors d'haleine avant de s'effondrer. Le bruit de ses sanglots déchire les lambeaux de mon âme. Je ne pensais pas pouvoir souffrir encore plus. Dan remue le couteau dans la plaie sans même le vouloir. Il déchire ma chair avec des larmes en guise de lames affûtées. La douleur qui m'assaille est trop important. Trop insupportable. Elle est si vive que je serai prête à m'enfoncer moi-moi un couteau dans le restant de mon cœur pour abréger mes souffrances. La vie est devenue une condamnation. J'observe Dan. Le prendre dans mes bras, l'embrasser, lui dire un simple mot, le réconforter, accepter son aide et sa dévotion. Voici toutes les choses que je pourrai faire pour l'aider, pour m'aider à traverser ce chaos qu'est devenu notre existence. Néanmoins je n'en ferai aucune car j'estime ne pas avoir le droit au répit et au bonheur pas après toutes mes erreurs qui ont condamné mon meilleur ami. Tel un fantôme je me lève sans dire un mot et me dirige dans la salle de bain. Je claque la porte derrière moi avant de me rouler en boule sur le carrelage glacé. Je me bouche les oreilles pour ne plus entendre les larmes de souffrance de celui que je brise sans le vouloir.  

A l'ombre de ma plumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant