L. Là Où Tout A Commencé

695 73 0
                                    

Depuis le meurtre de Sami je n'ai pas remis les pieds aux Caramels. J'ai repoussé ce moment autant que je l'ai pu, mais je ne peux pas fuir éternellement. Lorsque le taxi me dépose aux portes de la cité, ma tête se met à tourner et j'éprouve des difficultés à respirer. Il me faut plusieurs minutes pour retrouver mon calme tandis qu'un flot de synonymes submerge mon esprit. Inenvisageable, inutile, inintéressante ou encore tous les autres mots en "in" que l'on peut trouver dans le dictionnaire définissent parfaitement bien l'épreuve que je m'apprête à vivre. Je ne sais pas si je vais être suffisamment forte pour l'affronter. J'ai peur qu'en retournant sur les lieux de la tragédie, le film de cette terrible journée se rejoue sous mes yeux avec un peu trop de réalisme. Ce n'est pas pour rien si on ramène un criminel sur les lieux de son délit. La confrontation au réel déclenche quelque chose en l'homme qui le fait plonger à nouveau dans sa folie, dans l'état d'esprit qui l'a poussé à commettre son crime.

Mes premiers pas entre les barres d'immeubles sont éprouvants. La voix de mon meilleur ami retentit dans mon esprit comme pour m'accompagner. Dans la vie tout est une question de point de vue Chica. Tu peux voir une même chose sous différents angles. Ces mots me donnent un peu de force et m'obligent à voir les multiples points de vue qui s'offrent à moi. Je peux voir la cité comme une matérialisation de l'enfer car elle m'a pris Sami, ou je peux la voir comme le paradis car c'est ici que notre amitié a pris vie. 

Le quartier est particulièrement calme en ce mois de juillet. Les habitants qui ne travaillent pas passent leur journée dans les parcs de la capitale dans l'espoir de trouver un peu de fraîcheur. Avec Sami nous étions les rares qui préférions l'ombre des platanes de la cité. En réalité nous avions juste la paresse d'aller plus loin. Telle une intruse je fixe mes pieds en marchant. Je n'ai pas envie de croiser quelqu'un que je connais car je n'ai pas le cœur à discuter. Depuis mon départ je n'ai aucune idée de ce qu'il s'est passé. A-t-on arrêté le meurtrier de Sami ? Qu'est devenu L'Escadron Fugitif ? Alors que je fais le point sur tout ce que j'ignore, je me retrouve devant la porte de l'appartement de Zaïna sans l'avoir voulu. 

Je ne l'ai pas revue depuis les funérailles de son fils et je m'en veux de ne pas avoir pris de ses nouvelles. Mon attitude a été particulièrement égoïste. Je redoute sa réaction. Va-t-elle me hurler dessus ? M'en veut-elle de mon comportement ? D'une main tremblante je frappe quatre petits coups. Je prie intérieurement pour qu'elle ne soit pas là. Repousser cette confrontation m'apparaît soudainement être une excellente idée. Alors que je m'apprête à partir, la porte s'ouvre dans un grincement strident.

- Léo !

Le ton de sa voix ne me permet pas de savoir si elle heureuse de me voir. Timidement je lève les yeux vers elle et à ma plus grande surprise elle me prend dans ses bras. Sa puissante étreinte me fait monter les larmes aux yeux. Je suis trop faible.

- Reste pas sur le pallier, ajoute-t-elle en me prenant la main pour m'entraîner à l'intérieur.

L'odeur et l'atmosphère de son appartement me donnent l'impression d'enfin rentrer chez moi. Je m'assieds sur le canapé tandis qu'elle m'apporte un mouchoir. J'essuie mes larmes avant de lui adresser un sourire gêné.

- Comment vas-tu ?

Je reconnais bien là toute la douceur de Zaïna. Elle a le cœur brisé, mais s'inquiète sincèrement de mon état. C'est la femme la plus généreuse que je connaisse.

- Je vais mieux, finis-je par répondre d'une voix triste. Et toi ?

Elle hausse les épaules avant de détourner les yeux vers une photo de Sami qu'elle a faite agrandir et encadrer sur le mur en face de nous. Le cliché provient du premier shooting que le crew a fait. Mon meilleur ami affiche un sourire incroyable. Son bonheur se lit également dans ses yeux particulièrement pétillants. 

- La police a arrêté les coupables.

Sa déclaration me choque. Je ne sais pas si je suis heureuse de cette annonce qui est plutôt une bonne nouvelle. Je l'observe incapable de dire quoi que ce soit. J'ai besoin de temps pour digérer cette information

- Celui qui lui a tiré dessus avait été envoyé par un type à qui il avait emprunté de l'argent. Les deux ont été envoyés en prison. Malheureusement le conducteur de la moto a été disculpé car selon les juges il n'a pas participé directement à l'exécution.

La voix de Zaïna se brise sur ses dernières paroles. Cette fois c'est à mon tour de la soutenir. Je la prends dans mes bras et nous restons silencieuses pendant de longues minutes. Je ne sais pas si je dois tout lui raconter. J'hésite longuement. Même si c'est difficile elle mérite de savoir toute la vérité.

- Sami voulait savoir qui était son père. Il a emprunté de l'argent pour faire appel à un détective privé, dis-je dans un murmure sans oser la regarder dans les yeux.

- Je sais Léo. La police m'a tout expliqué. Tout est de ma faute. Si je lui avais dit la vérité comme il me l'a souvent demandée, il ne serait pas mort. Je m'en veux tellement et j'imagine que tu m'en veux également. C'est pour ça que tu répondais pas à mes appels ? Tu penses que c'est à cause de moi qu'il est mort ?

Zaïna est rongée par la culpabilité. Je me dois de lui retirer ce fardeau des épaules.

- Tu n'es pas responsable. Les deux coupables sont derrière les barreaux. Si je t'ai pas répondu c'est juste que j'avais besoin de prendre du recul pour faire mon deuil. Jamais je ne t'ai considéré comme responsable de cette tragédie.

J'attrape ses mains pour appuyer mes propos. Elle m'adresse un léger sourire en retenant des larmes de soulagement.

- Si je n'ai rien dit à Sami c'est que son père m'avait fait promettre de ne jamais parler de lui.

- Comment ça ? Je demande sans pouvoir cacher ma surprise.

- Mohamed ne voulait pas que son fils grandisse en sachant que son père n'était qu'un criminel. Il m'a fait promettre de ne jamais dévoiler à notre enfant qui il était ni ce qu'il avait fait. Selon lui l'absence était préférable au mauvais exemple. Toute ma vie j'ai respecté cette promesse à contrecœur.

Zaïna, en plus de toutes ses autres qualités, est une véritable femme d'honneur. Elle n'a pas brisé sa promesse même si la respecter était difficile.

************************

Devant mon immeuble je suis restée figée plusieurs minutes là où mon meilleur ami s'est vidé de son sang. Les images se sont bousculées sous mes yeux malgré mes tentatives infructueuses de les repousser. Bouleversée j'ai pris les escaliers sans réfléchir pour rentrer chez moi. J'habite au dixième étage alors comment est-ce que ça se fait que je sois devant la porte de l'appartement du neuvième ? Mes jambes m'ont menée chez Sami, mais j'hésite à y entrer. Suis-je assez forte pour soutenir la vision de son logement vide ?

Finalement je me lance sans aucune assurance. La première chose qui me frappe en entrant est l'odeur. Le parfum de Sami est encore présent dans l'air comme s'il s'était vaporisé ce matin avant de partir. Cette fragrance m'apaise et me rassure. Je prends une profonde inspiration pour m'en enivrer. 

On dirait qu'ici le temps s'est arrêté. Toutes ses affaires sont là où il les avait laissées. Pour le dire autrement c'est un joyeux bordel. Des vêtements traînent un peu partout. Sur son lit un polo bleu foncé et un tee-shirt noir sont étendus côte à côte. Il a dû hésiter entre les deux avant de jeter son dévolu sur une autre tenue. Sami et son sens de la mode ! J'attrape le polo et y fourre mon nez. Son parfum est encore prisonnier du tissu.

Je jette un coup d'œil à son bureau qu'il n'a jamais utilisé comme tel. À vrai dire pour lui c'était simplement un meuble de plus pour entasser tout son bazar. Parmi les vêtements se cachent des documents. Papiers officiels, publicités, factures, tickets de caisse. Absolument rien n'est rangé. Je n'ai jamais pu comprendre comment il pouvait vivre dans un tel chaos. Alors que je fais un peu de tir, je tombe sur plusieurs clichés de nous qu'il avait imprimés. Nos sourires sur chacune des photos témoignent de notre bonheur. Épuisée par cette journée intense je me jette sur son lit. L'odeur de ses draps que je détestais m'est devenue agréable et réconfortante. Sans m'en rendre compte je plonge dans un sommeil profond en seulement quelques minutes.

Pour la première fois depuis bien trop longtemps, je passe une nuit parsemée de doux rêves et non pas de terribles cauchemars. J'entends la voix rassurante de mon meilleur ami. Je vois le visage souriant de Dan. Après le chaos l'avenir semble enfin s'annoncer radieux.

A l'ombre de ma plumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant