XIII. Dialogue Nocturne

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Prostrée devant la porte que Sami vient me claquer au nez, une phrase se répète sans fin dans ma tête : il y a une première fois à tout. Cette expression idiote s'avère donc vraie. Après ce qui vient de se passer je ne peux plus en douter. Tout comme les bonnes choses, les mauvaises, l'inattendu et l'impensable ont aussi le droit à leur première fois. Notre conversation s'est transformée en une violente dispute. Sami et moi avons déjà eu des désaccords entraînants quelques accrochages. Toutefois nous nous sommes toujours réconciliés l'instant d'après sans même avoir besoin de revenir sur le sujet de la querelle ou sur les paroles prononcées sous le coup de la colère. Cette fois tout est différent.

- Je viens de briser un couple ?

La question de Dan, posée sur un ton condescendant, me sort de mon abattement. Je n'ai pas envie de lui répondre. Il espère probablement m'énerver et provoquer une nouvelle dispute, mais cette fois ça sera sans moi. Ma journée a été longue et m'a épuisée. Après avoir observé son air sarcastique, je hausse simplement les épaules avant de m'éloigner. Ce mec a un sérieux problème. Voici la seule certitude que j'ai encore, mais elle est embrumée par tout un tas de questions qui resteront probablement sans réponses. Fait-il partie de ces personnes qui éprouvent du plaisir en faisant du mal autour d'eux ? Aime-t-il détruire tout ce qui l'entoure sans raison ? Finira-t-il par me laisser tranquille ? Pourquoi s'acharner sur moi ? Pour l'instant je dois laisser ces interrogations de côté et focaliser toute mon énergie sur la recherche d'une solution pour continuer d'écrire les paroles de Sami. Une fois ce problème réglé mon ami sera plus enclin à écouter mes excuses et donc à me pardonner. Toujours se présenter avec des solutions et non pas des problèmes. Ce conseil judicieux m'a été donné par mon père et j'ai bien l'intention de l'appliquer avec soin.

Alors que je pose les yeux sur l'immense canapé en cuir blanc du salon, l'expression que je déteste résonne à nouveau dans mes oreilles. Il y a une première fois à tout. Dormir sur un canapé était une des choses que j'avais eu la chance de ne jamais avoir à faire jusqu'à aujourd'hui. Exaspérée je souffle puissamment avant de pousser un petit cri de colère.

- La journée a été dure on dirait, annonce Nassim tout en mangeant un bol de céréales.

- Dure est un euphémisme. Horrible serait un mot plus juste.

- Allez viens t'asseoir deux minutes.

D'un pas nonchalant, je le rejoins derrière le plan de travail de la cuisine ouverte et m'assieds à ses côtés. Mon regard est irrémédiablement attiré par la boîte de céréales qui me fait maintenant face. J'essaie d'en lire l'étiquette, mais mon niveau d'anglais est tellement mauvais que ça s'avère être un exercice impossible. Une question me traverse alors l'esprit. Pourquoi sommes-nous toujours attirés par ces emballages ? Sérieusement je suis sûre qu'il y a une véritable étude à mener sur ce phénomène. Dès que j'ai su lire, j'ai passé tous mes petits-déjeuners à relire les informations inscrites sur mon paquet de Kellogg's et ce jusqu'au lycée.

- Je suis de ton côté.

La voix de Nassim me sort de mes pensées et parvient à me faire détourner les yeux de cet emballage hypnotique.

- Dan avait besoin d'entendre que sa prestation était pas au niveau.

- J'en suis pas si sûre. Si j'avais su fermer ma bouche il y aurait pas eu de disputes et je serais pas condamnée à dormir sur ce canapé, dis-je en le pointant du doigt.

- T'inquiètes. Ton mec te pardonnera vite. Ça se voit que c'est un type bien et intelligent. Je le connais pas depuis longtemps, mais je peux voir qu'il tient vraiment à toi.

Ces paroles rassurantes me redonnent le sourire et m'amusent. Tout le monde dans cette villa est persuadé que nous sommes réellement en couple. A vrai dire je ne suis pas surprise car on pense souvent que nous ne sommes pas que des amis. La plupart des gens ne croient pas à l'amitié garçon fille pour des raisons que je ne comprendrai jamais. Sami et moi sommes des meilleurs amis unis par un amour fraternel. Nous sommes la preuve vivante que ce type d'amitié existe et qu'il peut perdurer. Comme un frère et une sœur nous ne pouvons pas rester en conflit et je sais qu'il finira par me pardonner.

- Et Dan ? Finis-je par demander timidement.

- J'aime le comparer à un volcan. Il peut exploser brusquement avec une intensité impressionnante, mais c'est comme une éruption ça ne dure jamais bien longtemps. Sa colère retombe et le volcan se rendort sans nous dire ni quand ni avec quelle vivacité aura lieu le prochain événement.

- J'ai l'impression de parler avec un sage !

- Avec mes trente-cinq piges je suis le plus vieux de cette maison, et vu que j'ai passé la moitié de ma vie sous les projecteurs je commence à avoir pas mal de vécu. Toutes les phases par lesquelles Dan passe je les ai vécues. D'ailleurs je veux pas te faire peur, mais si notre album fonctionne Sami y passera aussi. Tiens-toi prête !

- Je t'écoute.

- La carrière de Dan a explosé d'un coup. Il est passé de l'ombre à la lumière vraiment rapidement. La critique et le public ont encensé son premier disque allant jusqu'à le qualifier de génie de sa génération. Sauf que le succès c'est comme un grand-huit, une fois que t'es arrivé en haut y a une sacrée descente qui t'attend. La première c'est la plus violente, celle qui te prend littéralement aux tripes et qui te retourne avec force. Pour le dire autrement Dan a pas le droit à l'erreur pour son deuxième album. S'il est moins bon ou carrément décevant, les critiques vont le détruire et le public s'intéressa à un autre artiste. La musique est un monde cruel. Le génie deviendra le one-hit wonder. 

- One-hit wonder, je reprends sans comprendre le sens de ces mots.

- Celui qui n'a pas de talent, celui qui a eu un coup de chance, celui qui ne fait qu'un hit avant de disparaître. Comme le mec de Born to Be Alive. Il a pas été capable de capitaliser sur son soudain succès. Après cette chanson il a plus jamais rien fait.

- C'est déjà pas mal, dis-je en riant.

- Uniquement si l'argent est ton unique motivation. Si la musique c'est ta passion, la chose la plus précieuse à tes yeux t'as pas envie que ça s'arrête. Dan a tellement de pression sur les épaules que ça a tué sa créativité. Il arrive plus à écrire un seul son d'où l'idée de ce projet à quatre. Il espérait que ça allait l'aider, débloquer son inspiration et puis il sait que ça va surprendre les médias et le public car tout le monde s'attend à un album solo. 

Le portrait d'un homme en proie aux doutes se dessine sous mes yeux. Dan n'est pas quelqu'un de méchant si j'en crois les propos de Nassim. C'est la machine dans laquelle il est et qui tente de le broyer qui le rend agressif. Le manque de confiance qu'il n'avait jamais connu auparavant le pousse à mordre en premier : mécanisme de défense que je ne connais que trop bien.

- Son prochain album est déterminant. Soit il donne un nouveau souffle à sa carrière soit il la détruit à tout jamais.

- Donc si je comprends bien il a rien contre moi alors, je demande curieuse.

- Je pense pas... Mais... Nassim s'arrête, hésitant. Je dois t'avouer que j'ai un peu l'impression que tu l'agaces, mais prends-toi pas la tête avec ça. Tu sais parfois y a des gens qui s'entendront jamais sans aucune raison particulière.

Sur ces dernières paroles Nassim se lève avant de laver son bol. Je l'observe silencieusement tout en réfléchissant à ce qu'il vient de me révéler. Après qu'il soit parti, je m'allonge sur le canapé et réalise que je n'ai ni pyjama ni couverture ni oreille. Quelle galère ! Alors que je lance un des coussins avec force, Nicolas apparaît.

- Tiens, dit-il en me tendant un grand tee-shirt.

- Toi tu sais ce que ça veut dire tomber au bon moment, dis-je en ayant retrouvé le sourire.

- J'ai entendu ta dispute avec Sami et je me suis dit que ça te serait probablement utile, ajoute-t-il en posant une couverture et un oreiller sur le bord du canapé.

- Bien vu ! Merci en tout cas.

- En général quand je me prends la tête comme ça avec ma copine, je suis condamné à passer la nuit sur le canapé donc je compatis.

- Toi au moins t'es galant ! Sami s'est bien gardé le lit, je réponds en riant.

Nicolas se joint à mes éclats de rire avant de s'éloigner. Finalement la journée se termine sur deux bonnes notes. Tout le monde ici ne me déteste pas comme Dan. Une fois mon lit d'appoint terminé, je me glisse dedans en repensant à tout ce qu'il s'est passé dans la journée. Je n'ai alors qu'une hâte, être demain et réparer toutes mes erreurs.

A l'ombre de ma plumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant