En descendant les escaliers, je frotte mes yeux, encore collants de la nuit. J'entends déjà les verres qui tintent et les assiettes qui s'empilent. Une odeur sucrée vient me chatouiller les narines, de celle qui réveille les papilles et met l'eau à la bouche. J'habite avec mes parents au-dessus de leur salon de thé. Un coin apprécié et connu d'Argorfel. Encore un peu endormie, je manque de rentrer dans une table déjà dressée. J'ai toujours dit à ma mère qu'il y en avait trop à mon goût pour une si petite pièce. Seules les baies vitrées ornant les murs en bois semblent agrandir l'espace. Mon père est assis à côté de l'une d'elles. La lumière de l'aube habille le peu de cheveux qui lui restent de reflets roux. Les lunettes rectangulaires sur le bout de son long nez lui donnent un air futé. Il ne remarque pas ma venue, trop plongé dans un énième bouquin historique. Ou alors il fait semblant de ne pas m'avoir vue, ce qui m'arrange bien.
J'avance vers le comptoir central que ma mère est en train de remplir de pâtisseries fraîchement sorties du four. Elle lève ses yeux bruns et m'aperçoit.
— Oh ! Qorwin ! Tu es rentrée, dit-elle soulagée en con-tournant le mobilier pour m'envelopper dans ses bras.
Après ma baignade à la baie, j'ai dû annoncer mon retour au Conseil et j'en ai profité pour arpenter les rues d'Argorfel. Je ne voulais pas rentrer trop tôt. Je n'avais pas la force d'affronter les disputes de mes parents. Je suis donc arrivée à pas de loup une fois la lune haute.
J'accueille l'étreinte de ma mère avec joie et caresse ses doux cheveux bruns. J'attrape la petite natte à l'arrière de son crâne —signe que c'est une femme mariée— et l'enroule autour de mon index. Je les ai aussi bouclés qu'elle, mais n'en prend pas autant soin. Les miens sont trop secs, souvent ébouriffés et emmêlés. Il faut dire que mon apparence physique n'est pas ma priorité. Elle rompt notre enlacement et d'un coup d'œil vers son mari, me demande de le saluer. Je sens qu'elle le fait plus par principe que par envie. Elle me connaît et elle sait ce que je pense de mon géniteur. Plus important encore, elle me comprend.
— Bonjour, soufflé-je, plus pour faire plaisir à ma mère qu'à mon père.
Celui-ci, de toute façon, n'en retire pas la moindre joie. Il lève à peine la tête et grommelle une salutation inaudible. Il fut un temps où nous étions assez proches. Ce même temps où j'avais encore mes pouvoirs. Depuis le jour où je suis devenue une Narodim, il a arrêté d'agir comme un père avec moi. Il aime prétendre que ma mère l'a trompé, que je suis la fille d'un autre. D'après lui, sa semence ne peut pas engendrer une Narodim. La vérité, c'est que ma mère lui a toujours été fidèle, contrairement à lui. Plus jeune, j'étais envoyée dans ma chambre pour qu'ils puissent se disputer par rapport à son énième infidélité. Désormais, je ne suis plus assez là pour les entendre. Mais je doute que cela ait cessé.
Parfois, je me surprends à penser que c'est une chance que mes grands-parents maternels soient morts jeunes. Ils ont ainsi pu éviter ces moments. Dans notre culture, nous partageons notre logement avec nos géniteurs tout au long de notre vie. Lorsqu'il y a un mariage, l'homme va habiter avec la famille de la femme. Jamais inversement. Mon père a une sœur, mais elle ne vit donc pas avec nous, ce qui nous permet d'être seulement trois dans la maison. C'est rare d'être si peu. Si un jour je me ma-rie, mon homme viendra vivre ici. Mais pour l'heure, je suis loin d'avoir envie de m'engager, contrairement à ma mère qui se demande quand je vais arrêter de courir après les garçons. Ces dernières années, ma réputation à Argorfel n'est pas allée en s'améliorant.
Mes parents le savent. Mon père s'en contente, il n'attend plus rien de positif venant de moi. Ma mère, par contre, s'en inquiète. Elle dit que je ne réussirai jamais à me trouver un mari. Mais je suis encore jeune. Plus qu'elle à son mariage, j'en suis certaine, même si elle prétend le con-traire. Nous ne saurons jamais la vérité, car je ne connais pas mon âge exact. Aucun Magicien ne le sait. Nous pensons que cela est trop réduc-teur. Que les gens s'attardent plus sur le nombre d'années vécues que sur la sagesse de l'âme. Les Elfes en sont la preuve. Ils élisent leur dirigeant en fonction de son âge car pour eux, « les plus âgées sont les plus sages ». Nous avons une vision différente.
VOUS LISEZ
QORWIN : Le Remède Mortel [TERMINÉE]
FantasyA Argorfel, où la magie est banale, les Narodims; des êtres dont les pouvoirs ont été enlevés, sont très peu considérés. Mais lorsqu'une maladie frappe la contrée, c'est pourtant sur l'une d'entre eux que tous les espoirs vont reposer. *** Dans la...