Chapitre 31 - Cimetière

67 4 0
                                    

Une pluie fine tombe depuis plusieurs minutes tandis que l'assistante sociale, Marie, gare la voiture devant le portail du cimetière.

— Tu souhaites que je t'accompagne ou tu préfères y aller seule ? l'entends-je demander d'une voix qui me semble lointaine.

Ma main tremble lorsque je saisis la poignée de la porte en lui répondant que je préfère rester seule. Je l'entends vaguement me répondre qu'elle m'attend dans la voiture et que j'ai tout mon temps, mais je n'en suis pas sûre. Mes pensées sont déjà loin et mon angoisse a encore monté d'un cran.

Lorsque je prends conscience de la pluie qui me tapote la tête, je pense à mettre ma capuche et à ouvrir le parapluie que m'a sans doute tendu l'assistante sociale, car je n'en ai pas pris.

Je passe le portail d'un pas vif et perçois le vent, tout aussi vif, transpercer mes vêtements pour s'en prendre à mes tissus mous. Je frissonne et me dirige vers l'allée où se trouvent les tombes de ma mère et de mon petit frère, chemin que j'ai emprunté bien trop souvent quand j'habitais encore ici.

Plus j'avance et plus j'ai l'impression de flancher et l'envie de partir en courant. J'aurais sans doute dû demander à Marie de m'accompagner finalement. Je m'efforce de respirer calmement et de me focaliser sur ma destination. Chaque pas me rapprochant d'eux est une pression en plus sur mon cœur. Mais je vais y parvenir, il le faut. Et j'y parviens.

Leurs tombes sont côte à côte, dans le même marbre anthracite et la même calligraphie de gravure. Je sais exactement ce qu'il y a d'inscrit, mais le voir devant moi, à nouveau sous mes yeux, manque de me faire tomber à terre. J'avais oublié à quel point une douleur émotionnelle forte pouvait se traduire jusque dans mes organes et mes os.

"Ci-gît Christine Falling, épouse et mère aimante" ; "Ci-gît Matthew Falling, enfant chéri de tous".

Bien que je sente les larmes franchir mes paupières et le vent m'éventrer de sa morsure, je m'efforce de respirer : inspirer, expirer...

Plusieurs minutes, ou peut-être sont-ce des heures ?, s'écoulent avant que je n'ai la force d'ouvrir la bouche pour émettre un son et commencer à leur parler, comme je le faisais auparavant :

— Bonjour maman. Salut Matt... Ça fait longtemps que je ne suis pas venue, je sais... Mais j'ai déménagé dans une nouvelle famille, énoncé-je d'une voix saccadée, brisée par des sanglots que je m'efforce de retenir. Après une longue période de cohabitation, j'ai fini par leur parler un peu de vous. Vous me manquez, vous n'imaginez pas à quel point...

Et je leur parle pendant une durée que je ne peux estimer, sous une pluie qui alterne entre bruine et un staccato contre mon parapluie. La pénombre commence à se faire autour de moi, en plus des nuages s'amoncelant, se densifiant et s'éclaircissant comme avant que la neige ne tombe. Alors que je m'apprête à leur dire au revoir, je me souviens de la lettre que Samuel a écrite pour Matthew. Je la sors de ma poche et la serre fort dans ma main avant de reprendre la parole, la gorge nouée et la bouche sèche d'avoir déjà beaucoup parlé :

— Matt... Samuel, l'autre enfant des Clearwater voulait que je te lise cette lettre. C'est lui qui l'a écrite et je ne l'ai pas encore ouverte donc, on la lit ensemble d'accord ?

"Cher Matthew, tu permets que je t'appelle Matt ? C'est plus court et plus facile à écrire. Axelle m'a dit qu'on devait avoir le même âge et qu'on se serait super bien entendus mais elle ne veut pas trop me dire de choses sur toi, car ça la fait souffrir. Je sais qu'elle t'aime beaucoup et que même si tu n'es plus là, tu l'aimes aussi énormément : c'est la meilleure des grandes sœurs ! J'espère que tu le sais et que tu as eu beaucoup de chance, mais tu me la prêtes hein ? Parce que je l'aime aussi beaucoup et je ne veux plus qu'elle soit triste. De là d'où tu es, j'espère que tu vas bien et que tu es heureux avec ta maman. Je t'embrasse très fort (et toi aussi Axelle). Samuel."

Je fonds en larmes et ne peux plus retenir aucun des sanglots que je suis parvenu à retenir jusqu'à maintenant. Et je ris. Je ris devant tant de candeur et d'honnêteté. Je reprends mon souffle et demande :

— Alors Matt ? Tu acceptes que je sois une grande sœur pour quelqu'un d'autre ?

Je sais que je n'obtiendrai pas de réponses, mais cela me réchauffe le cœur, car c'est comme si un poids avait quitté mes épaules.

Je leur dis au revoir et je repars vers l'entrée du cimetière, alors que la neige commence à tomber du ciel dans un silence apaisant.

Marie me raccompagne à l'appartement, me laissant dans mon mutisme. Je suis perdue dans mes souvenirs. Je ne sais même plus si je l'ai remercié ou non...

Je m'installe devant la télévision et cherche une chaîne qui fera bruit de fond avant que d'appeler les Clearwater. Je tombe sur la chaîne météo qui annonce une importante chute de neige qui pourra nuire au trafic aérien. Nous sommes le 21 décembre et si j'avais encore habité à Chicago, nous aurions eu un Noël blanc. Malheureusement, j'habite à Oceanpier et cette neige risque de décaler mon retour d'un jour ou deux. Mon départ demain sera probablement reporté. A cette pensée, je pousse un soupir douloureux.

Je compose le numéro des Clearwater et c'est Samuel qui décroche, heureux d'entendre ma voix. Cela me fait plaisir mais je me vois mal lui annoncer le décalage de mon retour. Il me dit qu'il a commencé à décorer le sapin sans moi mais qu'il m'a laissé un espace dessus pour que je puisse le décorer aussi ; qu'il aide Helena à préparer des gâteaux de Noël au pain d'épices ; qu'il ne sait pas encore ce qu'il va recevoir comme cadeaux... Je ne veux pas lui briser ce moment de joie, alors je ne dis rien. J'entends la voix de Luc qui le rabroue gentiment en lui disant que s'il me raconte tout maintenant, il ne saura plus quoi me dire à mon retour. Sam finit par me le passer et il prend de mes nouvelles. Lorsque je lui parle de la météo annoncée pour le lendemain, il me dit qu'il n'y a pas de problème d'argent. Mais ce n'est pas l'argent qui m'inquiète. C'est la solitude d'être loin d'eux, d'Anna et de Cole ; de ressasser mes souvenirs, qu'ils soient heureux ou non. Je ne le dis pas à voix haute, de peur de passer pour une enfant, même si c'est que je suis encore à ses yeux, et surtout parce que je ne leur en ai jamais parler. Je finis par raccrocher et vois que j'ai un appel en absence. Le numéro qui apparaît est celui de l'assistante sociale qui m'a emmené aujourd'hui. Je la rappelle mais elle ne m'apprend rien : les conditions météorologiques ne me permettront pas de rentrer chez moi demain. Elle m'annonce qu'elle va se renseigner et tout faire pour que je puisse passer Noël avec ma famille d'adoption. Je la remercie et raccroche, fixant la télévision sans vraiment en voir les images qui défilent, le vague à l'âme.

Entre Terre et Mer (Terminé - premier jet)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant